Je n’entrerai ici ni les détails, ni dans les difficultés et problèmes que pose la pensée de Spinoza (j’y reviendrai dans d’autres articles). Je chercherai seulement à rendre compréhensible les concepts principaux de sa philosophie, dans le but d’aider par la suite à comprendre les chapitres 16 à 20 du TTP. Il me semble difficile de s’attaquer tout de suite à ces chapitres.
Je m’appuierai sur le site http://spinozaetnous.org/wiki/Mode qui contient les écrits de Spinoza et les explications détaillées des concepts qu’il utilise (qu’ils existent avant lui, ou qu’il crée) et qu’il emploie. Je m’aiderai aussi du livre d’Alexandre Matheron (1926-2020) : Individu et communauté chez Spinoza (1969), dont je n’ai exploité que les 24 premières pages… sur 613 (sans les annexes). J’exploiterai les suivantes plus tard, pour d’autres articles concernant Spinoza (en particulier quand je parlerai de Jean Lacroix et de Ferdinand Alquié).
L’essentiel de la pensée de Spinoza se trouve dans l’Éthique. J’en parle ici et n’y reviendrai que très rarement ensuite. Spinoza commence par Dieu (ou la nature : deux mots pour la même « chose » pour lui, ce qu’il appelle substance), i.e. par la métaphysique, qui est la partie de la philosophie qui étudie la nature fondamentale de ce qui existe : non pas les atomes et leurs interactions qui sont en nous et hors de nous (la physique s’en occupe), mais les idées d’être, d’identité, d’espace, de temps, de causalité, de nécessité, de possibilité, esprit, matière, qui se trouvent dans l’esprit humain. On peut reprocher à la métaphysique et à toute la philosophie de s’occuper de mots, mais il se trouve que tout part de l’esprit humain, dont on ne peut se passer (et qui est donc l’absolu, selon Durkheim, pour qui la philosophie est la science de l’absolu). De plus, on ne peut penser qu’avec des mots, alors autant essayer de clarifier ceux qu’on emploie pour décrire le monde dont on fait l’expérience à la fois sensible et intellectuelle.
Les cinq livres de l’Éthique
I : De Dieu (où Spinoza traite des questions métaphysiques)
II : De la nature et de l’origine de l’esprit (mente en latin : Spinoza ne dit presque jamais âme, animus — anima renvoie au principe vital distinct du corps)
III : De la nature et de l’origine des affects (affectuum, ou sentiments)
IV : De la servitude humaine, autrement dit des forces des affects (car c’est par les affects que nous sommes soumis à des passions)
V : De la puissance de l’intellect (potentia intellectus en latin), autrement dit de la liberté humaine (car les passions peuvent être triste ou joyeuses, et quand elles sont joyeuses elles peuvent nous mener à la libération et nous relier à l’entendement divin).
La philosophie de Spinoza vise l’émancipation des hommes de tout ce qui entrave leur liberté et l’accès à la vérité (c’est la même chose pour Spinoza).
Je vais revenir sur les principaux concepts de sa pensée : SUBSTANCE, ATTRIBUT, MODE (ils sont présentés et définis dans la première partie).
Éthique, Première partie, De Dieu :
Spinoza commence par des définitions (et des axiomes, dont je ne parlerai pas). Cette première partie contient 36 propositions (dont je ne parlerai pas non plus).
Définition 1 : « J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante. » (il n’y a que Dieu ou la nature, autrement dit la substance qui soit cause de soi)
Définition 2 : « Une chose est dite finie en son genre quand elle peut être bornée par une autre chose de même nature. Par exemple, un corps est dit chose finie, parce que nous concevons toujours un corps plus grand ; de même, une pensée est bornée par une autre pensée ; mais le corps n’est pas borné par la pensée, ni la pensée par le corps. » (cette définition est importante car elle pose plusieurs principes : a)- il existe des choses singulières, autrement dit des individus : tout individu sera borné par d’autres individus, donc sujet aux passions, à pâtir, à souffrir, ce qui rend nécessaire un effort — conatus — de sa part pour persévérer dans l’être : b)- il existe des choses de même nature qui agissent l’un sur l’autre : les corps entre eux, ou les pensées entre elles).
Définition 3 : « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose. » (cette définition pose la primauté d’une unique substance, indépendante de toute autre chose, tandis que tout ce qui existe dépend de cette substance = Dieu = Nature infinie et éternelle).
Définition 4 : « J’entends par attribut ce que la raison conçoit dans la substance comme constituant son essence. » (cette définition dit que l’essence de la substance, son être existant si vous voulez (je simplifie), consiste en une infinité d’attributs : nous n’en connaissons que deux, l’étendue — les corps — et la pensée — les idées que nous concevons).
Définition 5 : « J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose. » (cette définition conduit à l’idée de ce que Spinoza appelle les affections de la substance, selon l’attribut : un corps peut être en bonne santé ou malade, animé ou inanimé : ce sont des modes d’être, dont les changements viennent du fait qu’une chose singulière n’existe pas par soi — seule la substance le peut, et d’une certaine façon ses attributs : l’étendue n’a pas besoin de la pensée pour exister).
Définition 6 : « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » (le Dieu spinoziste n’a rien à voir avec le Dieu des Hébreux ou celui des Chrétiens ou des Musulmans : il n’aime ni ne hait personne, il n’a pas de volonté, et n’est pas cause transitive, i.e. qu’il n’est pas
J’arrête là pour les concepts principaux, sinon on n’arrivera jamais au TTP. Passons à ce qui nous intéresse plus particulièrement : l’individu et la communauté. Matheron a écrit sa thèse sur ce sujet. Je m’appuierai dessus pour commenter le TTP.
Par où tout commence (chez Spinoza) selon Matheron
Tout commence, selon Matheron, avec ceci : « Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être.» (Éthique, III, proposition 6). Mais cet aboutissement dépend des deux premiers livres.
Chaque être produit un effort (conatus) parce qu’il dépend de la nature tout entière qui est en grande partie extérieure à lui (bien qu’intérieure aussi). Cet effort, selon l’obstacle (surmonté ou pas) engendre des variations de sa puissance d’agir. Ce qui entraîne joie (augmentation de cette puissance) ou tristesse (diminution de cette puissance).
Il y a deux principes fondamentaux selon Matheron :
1)-Il n’existe que des choses individuelles. L’individualité est une réalité irréductible. C’est ce qui fait de la pensée de Spinoza un nominalisme (pour lequel il n’existe que des êtres singuliers : le « reste », ce sont les mots, supports des idées : le nombre Pi n’existe pas comme le cercle que je dessine).
2)- Toute la nature est intelligible, de part en part, sans aucun résidu inintelligible.
En combinant 1 et 2, on obtient des essences individuelles (l’essence d’un individu est tout ce qu’on peut comprendre de lui). Chaque individu peut se concevoir indépendamment des autres, mais l’individu existe nécessairement au milieu d’autres individus : un estomac cohabite avec des champignons : ingérer une amanite phalloïde constitue une « mauvaise rencontre » ; deux êtres humains s’aiment raisonnablement, ce qui constitue une « bonne rencontre ».
Le conatus, négativement, peut se définir comme ce qui ne s’anéantit jamais soi-même. Considéré isolément, rien ne peut entrer en contradiction avec son essence : « Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure. » Éthique, III, proposition 4.
Elle est détruite nécessairement par une cause extérieure (notre mort vient de l’extérieur : meurtre, virus, vieillissement des cellules, même le suicide est pensé comme maladie venant de l’extérieur). Mais il faut que l’individu et la chose qui le détruit soient de même nature : un caillou ne peut pas détruire le nombre Pi. Une idée ne peut pas empoisonner une estomac (c’est le parallélisme psychophysique de Spinoza : ce qui est corps ne rencontre jamais ce qui est esprit ; aucune action de l’un sur l’autre).
Pour éviter d’être détruite par une chose extérieure, il faut donc que la chose agisse. Son action produit des effets accordés avec sa nature. « Sa non-autodestruction deviendra auto-conservation », dit Matheron.
Ce qui rend nécessaire le conatus l’effort) de chaque individu, c’est que toutes les choses sont actives. L’intelligibilité de l’individu se définit génétiquement : une activité productrice et son résultat, qui est l’activité elle-même. Si je travaille beaucoup le piano, je deviens un pianiste : rencontrant d’autres pianistes, ceux-ci et moi-même m’obligeront à un effort si je souhaite devenir un grand concertiste. L’activité est cause immanente de la structure de l’individu. Si on applique cette idée à Archer (Wharton, Le temps de l’innocence, ou à Étéocle (Eschyle, Les sept contre Thèbes), on voit que ces deux individus ne sont que l’activité qu’ils déploient (plus ou moins passive) au milieu des autres choses de la nature.
Dieu (= la Nature = la Substance) est naturant (cause de tout), tandis que chaque chose, chaque individu est naturé (effet de la substance) : « De la nécessité de la nature divine doivent découler une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie » (Éthique, I, proposition 16, peut-être la plus importante du livre I)
Il appartient à l’essence de la substance de produire à partir de ses attributs infinis une infinité d’effets déterminés (tout le réel se conçoit par Dieu = nature = substance)
Les individus singuliers ne peuvent exister qu’en communauté (je ne parle pas encore ici des hommes mais de tous les individus) à titre de partie d’un tout (Dieu = nature = substance) où tout agit sur tout de proche en proche, comme la gravité ou les rencontres (bonnes ou mauvaises).
« La Nature entière est soumise à un déterminisme inflexible. Rien n’est contingent » dit Matheron (contingent = dû au hasard). Tout relève de la nécessité. Il ne faut pas séparer la substance de ses effets (ce serait une abstraction absurde). « Seule existe concrètement la totalité auto-productrice » dit Matheron. C’est à l’intérieur de cette totalité que l’individu humain doit chercher un passage vers la liberté et la vérité. Me vient à l’esprit cette fausse citation, inventée par Céline pour mettre en exergue de son roman, Voyage au bout de la nuit (1932) :
« Notre vie est un voyage,
Dans l’Hiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit. » Chanson des Gardes suisses, 1793 (écrit par Céline lui-même, mais cela ressemble à des cantiques protestants suisses)
Voilà, il me semble que vous en savez assez sur la métaphysique de Spinoza pour comprendre le TTP. Passons à l’idée d’individu chez Spinoza.
Comment on passe du droit naturel au conflit
Dans cette section, je m’inspire du travail de Matheron (que je citerai souvent).
« Tout individu, qu’il soit fini ou infini, apparaît ainsi comme Ia résultante de ses propres effets : comme une totalité fermée sur soi, qui se produit et se reproduit elle-même en permanence. (…) Dans le cas d’un individu fini, par contre, des obstacles peuvent et doivent surgir : une chose singulière n’existe que si les autres choses singulières lui procurent un contexte favorable, si son conatus est soutenu par tous les autres conatus ; et un moment arrive toujours où la coopération se transforme en antagonisme. » (Matheron)
Ce conatus fonde le Droit Naturel. Transposition, dans la durée, du droit éternel des essences à exister. (…) Tout ce que fait un individu est donc ipso facto validé. Spinoza le dit explicitement : « tout être dans la nature tient de celle-ci autant de droit qu’il a de puissance pour exister et agir. » Dans l’état de nature, seul ce droit naturel existe : un criminel comme un saint ont le même droit à exister et à agir à partir de ce que la nature les a faits tels qu’ils sont. » (Traité politique, ch. 2, §3)
Matheron conclut le premier chapitre de son livre par cette question qui pourrait bien être un des fils conducteurs du thème annuel (avec l’idée de salut à laquelle je consacrerai un article) : « Mais pourquoi l’exercice de notre droit naturel nous entraîne-t-il dans des conflits ? » (conflits qui peuvent être intérieurs, comme chez Archer, ou extérieurs comme chez Eschyle)
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