Mon vieil exemplaire du livre de Gianfranco Sanguinetti, dont je parle dans cette partie de mon article (et qu’on peut lire comme un modèle de propagande teintée de paranoïa de la part de l’auteur – d’extrême-gauche – prenant fictivement la place de ceux qui domineraient dans l’ombre les peuples)
« La force invulnérable de la pensée de l’ailleurs et de l’autrement consiste paradoxalement en son impuissance à se définir elle-même : à préciser ce qu’elle désire et ce qu’elle veut. (…) C’est pourquoi un propos contestataire est toujours, et par définition, incontestable. » Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Éditions de Minuit, 1985, pp. 7-8).
Cette citation pour préciser que ce que je vais écrire ci-dessous sera contesté par les thuriféraires d’Hannah Arendt et par l’extrême-gauche. Pourquoi ? Parce que je ne la suis pas dans sa dénonciation saupoudrée d’indignation) des manipulations révélées dans les Pentagon Papers, et dans la foi qu’elle a peut-être eue dans un avenir meilleur (la réalité présente infirme d’ailleurs cette espérance). Je ne crois pas que l’humanité parvienne de si tôt à vivre dans la vérité, l’honnêteté et débarrassée de la politique ; et encore moins que la politique s’accommode de ces vertus. Je ne crois pas non plus à ceci : le pouvoir empêcherait les hommes d’être heureux et libres (version nouvelle du bouc émissaire). M’étant intéressé à la pensée situationniste dans ma jeunesse (j’ai rencontré Gérard Lebovici, assassiné en 1984, ami et éditeur de Guy Debord, mort en 1994, et j’ai correspondu avec Jean-Pierre Voyer, mort en 2019, dont le site est une merveille de folie douce et d’érudition), j’ai fini par m’en éloigner, primo par manque d’esprit « militant », secundo par refus de m’enfermer dans toute pensée contestataire au détriment de la compréhension du réel (c’est pourquoi j’ai vite préféré Nietzsche ou Rosset à tous les penseurs de gauche et d’extrême-gauche).
A. L’action, l’imagination et le réel
p. 14 : HA parle de l’action (qui est au coeur de la politique) qui a comme caractéristiques principales d’être incertaine (aux conséquences imprévisibles), contingente (relevant du hasard des circonstances) et de modifier le cours de la réalité. L’action met en jeu le désir (et/ou la volonté) et l’imagination : « nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer (ce que Castoriadis, réévaluant avec Aristote le rôle que joue l’imagination, appelle « imagination radicale ») que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. » (HA souligne « imaginer »). Ce n’est ni par accident, ni par la faute de la politique que les hommes se font croire diverses choses ; c’est un trait fondamental de l’espèce que de (se) raconter des histoires.
L’homme se raconte des histoires principalement sous trois formes : 1)- la forme artistique, non critiquable : « l’art est la magie délivrée du mensonge d’être vraie » dit Adorno, qui dit aussi, partant de la phrase bien connue de Stendhal, « la beauté n’est que la promesse du bonheur », que c’est « là qu’intervient l’industrie culturelle. Elle planifie et exploite le besoin de bonheur » (Autour de la théorie esthétique, Klinksieck, 1976, p. 80) ; 2)- la forme religieuse, non critiquable, puisque personne ne peut être contraint de croire en Dieu ou en une vie après la mort, mais seulement d’obéir aux préceptes moraux qui règlent nos conduites en société, point de contact entre religion et politique, qui fait du christianisme et de l’Islam des « religions politiques » ; 3)- la forme politique, celle qui nous importe ici. La question se pose de savoir si la politique est critiquable de raconter des « histoires » qui n’ont plus de rapport avec celles que racontent l’art et les religions. C’est, me semble-t-il, un des enjeux principaux des deux textes d’HA au programme 2023-2024 des CPGE scientifiques.
Revenons à l’action. HA relie la faculté de s’écarter du réel à la liberté humaine (HA le dit aussi dans Vérité et politique) : « Nous sommes libres de changer le monde et d’y introduire de la nouveauté. » (HA souligne) Si cette liberté n’existait pas, nous ne pourrions pas agir. Or, « l’action est évidemment la substance même dont est faite la politique. » Il faut entendre ici liberté au sens où l’entend Bergson dans un texte fameux : « « Ainsi, de bas en haut de l’échelle de la vie, la liberté est rivée à une chaîne qu’elle réussit tout au plus à allonger. Avec l’homme seulement, un saut brusque s’accomplit ; la chaîne se brise. » (La conscience et la vie, in L’énergie spirituelle, Éd. du Centenaire, 1959, p. 830).
HA écrit dans un autre ouvrage que l’homme « peut juger, par l’affirmative ou la négative, les réalités qui composent son cadre de vie (…) il peut vouloir l’impossible (…), penser l’inconnu et l’inconnaissable. »(La vie de l’esprit, tome I, PUF, 1981, p. 87) Par là l’homme peut vouloir modifier la réalité, la maquiller, à tromper les autres et à leur mentir, et à croire que la réalité est différente que celle qu’il a sous les yeux.
Je regrette que ni HA ni Myriam Revault d’Allonnes (désormais MRA), pour ne parler que de ces deux auteurs, ne se soient davantage penchées sur ce qu’on appelle un fait. Il en existe de fort simples (par exemple celui donné par MRA dans La faiblesse du vrai, p. 32 : Trump aurait dit que la pluie « s’était immédiatement arrêtée et que le ciel s’était ensoleillé » au début de son discours d’investiture en janvier 2017, alors que le New York Times affirme qu’il a plu durant toute la cérémonie : et si Trump s’exprimait symboliquement ?) et d’autres qui sont fort complexes. Prenons l’attentat de la piazza Fontana, en 1969 en Italie, dont on peut dire, a minima, qu’il est très difficile d’en penser quoi que ce soit de solide : s’agit-il d’un attentat d’extrême-gauche – il y en a eu beaucoup à l’époque – d’extrême-droite ou des services secrets italiens, voire américains ? Je conseille au lecteur peu informé qui s’étonnerait de cette question de commencer lire la page Wikipédia auquel le lien renvoie, et de lire, de Censor, pseudonyme de Gianfranco Sanguinetti, le Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie (éditions Champ libre 1976, réédité aux éditions Ivréa en 2003, surtout les pages 74 et 75) dans lequel cet attentat qui fit 16 morts 88 blessés est attribué à l’État italien lui-même. Le doute reste permis, et en étudiant les circonstances sociales et politiques qui entourent l’attentat, on peut y croire, mais la responsabilité de l’extrême gauche paraît plus probable. Ce qui crée des difficultés, ce n’est donc pas la supposée destruction des faits ou des vérités, mais l’interprétation des faits ou de ce qui en est dit (avec comme dangers l’hyper-critique et la sur-interprétation, qu’on rencontre chez les complotistes, dans nombre de mouvements radicaux contestataires aux deux extrémités de l’échiquier politique).
De la pensée, du désir, de l’imagination et de l’action, peuvent surgir la dissimulation, le mensonge autorisant le travestissement des faits (objet de l’autre texte d’HA). je précise de certains faits. Car on ne peut falsifier la réalité qu’à la condition qu’elle soit contingente (qu’elle puisse avoir lieu ou pas, comme une guerre gagnée ou perdue) : il me paraît en revanche impossible de falsifier l’énoncé « 2+2=4 », ou « la terre tourne autour du soleil » (les doctrines « platistes » dont parle MRA dans La faiblesse du vrai (p. 134) me paraissent avoir été inventées ou mises en avant pour discréditer des opinions critiquant les idées dominantes en les mélangeant toutes sous l’appellation « complotisme ». Et quoi qu’en dise Orwell dans 1984, où il prend cet exemple de vérité « renversée » :ce qu’écrit Winston, le héros, dans son journal me paraît inexact : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée et le reste suivra. » La liberté (au sens d’HA comme de Bergson) est davantage du côté des « jugements de valeur absolus » (JVA), qui portent sur Dieu, le sens de la vie, la morale, l’avortement, la peine de mort…), qui sont des jugements relativement indépendants de « ce qui arrive » (les logiciens disent « ce qui est le cas »), que de celui des « jugements de valeur relative », ou « jugements naturels » (JVR), comme Wittgenstein les appelle. Voici les exemples qu’il donne dans la Conférence sur l’éthique, « Tu joues mal au tennis« , est un JVR, mais « Tu te conduis mal » est un JVA. Il y a deux raisons qui justifient le « despotisme de la vérité » (ce que HA reconnaît d’ailleurs dans son autre article, Vérité et politique) : la logique pour les vérités de raison, et les faits eux-mêmes pour les vérités de fait. Je ne suis ainsi d’accord, ni avec HA, ni avec MRA (pour ce qu’elle avance dans La faiblesse du vrai) : si faiblesse il y a, elle ne se niche ni dans les faits, ni dans la vérité, mais dans l’esprit humain qui se plaît à tromper et surtout, ce qui est plus grave, à être trompé.
Car c’est bien l’esprit humain qui se complaît dans les histoires. C’est cette tendance qui rend possibles l’illusion, le mensonge, la propagande. Peut-être parce qu’il était trop rationaliste, Robert Musil écrivit ceci : « Nous ne voulons plus qu’on nous narre des histoires, ne voyons plus là qu’un passe-temps. (…) Ce n’est toutefois pas tout à fait exact. Les communistes, les nationalistes et les catholiques aimeraient beaucoup qu’on leur narre encore des histoires. Ce besoin ressurgit partout où il y a une idéologie solide. (…) L’attrait de la narration culmine peut-être dans l’enfance. Encore ! dit l’enfant. Il semble plus facile de dire pourquoi nous répugnons à la narration que pourquoi nous l’aimons. » (La crise du roman – ébauche d’essai – in Essais, éditions du Seuil ,1984 ; je souligne). Certes, Musil parle du roman, mais la référence à des idéologies laisse penser qu’il pense à quelque chose de plus vaste. Cependant, son propos laisse penser qu’il croyait que les hommes pourraient un jour vivre enfin dans une réalité qui serait comme antérieure à toute représentation déformante, ce que Pierre Legendre appelle le « vide anté-représentatif », sorte de vision irreprésentable et cauchemardesque, car privée de sens. Ce penseur a produit une oeuvre d’une grande originalité, hélas négligée, construite autour de ce qu’il nomme « la dogmatique » (concept qui n’a rien à voir avec l’usage adjectival dépréciatif : Cesse d’être dogmatique !). Il écrit ceci : « Une société n’est pas un amas de groupes ni un torrent d’individus mais le théâtre où se joue, tragique et comique, la raison de vivre. » Ou encore, dans La fabrique de l’homme occidental (texte pour le film éponyme, 1996) : « Les habitats institutionnels sont construits sur un vide — un vide à partir duquel se déploie la parole et qui porte la pensée. À la croisée des chemins historiques, une tâche s’impose : restaurer le doute, analyser l’agencement des ignorances qui font cortège à la Science contemporaine, surmonter la croyance obscurantiste d’aujourd’hui. Instituer la vie : tel est le maître mot qui résume cette tâche. La Fabrique de l’homme n’est pas une usine à reproduire des souches génétiques. On ne verra jamais gouverner une société sans les chants et la musique, sans les chorégraphies et les rites, sans les grands monuments religieux ou poétiques de la Solitude humaine. » (je souligne, après que Legendre ait lui-même souligné « Instituer la vie » : instituere en latin signifie « faire tenir debout », que le mot « instituteur » rappelait, avant d’être effacé). L’humanité s’entoure de fictions pour se donner des raisons de vivre qu’elle fabrique pour son propre usage (aucune raison de vivre ne sera jamais naturelle). Ces fictions ne sont ni des mensonges, ni des falsifications, ni des erreurs, ni des illusions, mais des constructions dogmatiques (le mot grec dogma, dogmata signifie « ce qui se dit », à prendre dans le sens, inversé, de « ça ne se dit pas »).
HA rappelle (p. 15) que pour l’historien, « la trame de la réalités » est « vulnérable ». Je rappelais dans l’article sur Vérité et politique d’HA que l’historien Paul Veyne avait dit que « l’histoire est un roman vrai » (ce qui ne veut pas dire qu’elle est faite de mensonges, mais que la liaison des faits entre eux relève de l’interprétation ; problème qu’aborde HA à la p. 59 ; j’en parle plus bas), comme lorsqu’on réfléchit aux causes de la Révolution Française. Le mensonge, la falsification, la tromperie et « l’autosuggestion interne » (p. 51) ne sont pas des accidents qui seraient causés par une prétendue méchanceté humaine. Ils sont structurellement liés au rapport particulier que l’homme entretient avec le réel. Clément Rosset a consacré une grande partie de son oeuvre à la question du réel et du rapport sue l’homme entretient avec lui : un texte tiré d’un de ses livres, Le principe de cruauté, est opportunément repris dans le livre Faire croire, prépas scientifiques, programme 2023-2024, p. 309, publié chez Garnier Flammarion.
B. Sur le secret
HA écrit : « Le secret — ce qu’on appelle diplomatiquement la « discrétion », ou encore arcana imperii*, les mystères du pouvoir —, la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques font partie de l’histoire. »(p. 13) Il existe en effet une liaison fort ancienne entre la pratique de la politique et tous les obstacles à la vérité dont parle HA. Il semble que la « production de l’obéissance » (expression qu’emploie Spinoza à propos des religions, dont la fonction principale serait de « produire de l’obéissance ») nécessite l’emploi du secret. Pour le pouvoir, le peuple ne doit pas savoir certaines choses, ce qui justifie l’existence des services secrets. Avant de devenir une superpuissance, les USA n’avaient pas de service secret global : n’oublions pas que la CIA ne date que de 1947 ! HA rappelle que certains des documents secrets contenus dans les Pentagon Papers étaient ignorés de l’État américain lui-même (p. 46). Ce fait se retrouve dans les démocraties comme dans les régimes autoritaires et totalitaires. La raison en est sécuritaire, politique et morale. En France, la divulgation des auteurs du sabotage du Rainbow Warrior, bateau de l’ONG Greenpeace (coulé en 1985 par les services secrets français), fit scandale en Nouvelle-Zélande, où fut accomplie l’opération (ou commis l’attentat) qui fit un mort, mais aussi en France (où le ministre de la défense Charles Hernu dut démissionner).
* expression employée par Tacite (né en 58, mort en 120 ap. J-C) dans ses Histoires et ses Annales.
HA ajoute : « La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. » Si la véracité (tendance à dire la vérité) et la crédulité (tendance à croire ce qu’on nous dit), font partie du socle de la vie sociale, sans lesquelles la vie commune deviendrait très problématique comme les analyse Thomas Reid, on peut dire aussi que la sincérité complète des gouvernants à l’égard des citoyens est impossible à réaliser car elle les mettrait dans une situation délicate : 1)-, certaines pratiques doivent rester secrètes, comme ce qui touche à la guerre et à la sécurité du territoire ; 2)- diverses activités peu morales, voire immorales ou amorales, peuvent difficilement être communiquées au peuple qui est animé, entre autres passions, de celles relatives à la morale et aux religions. On peut rêver d’hommes moraux qui agiraient toujours en vue du Bien et ne mentiraient donc plus, mais cette remarque est oiseuse puisqu’alors la politique n’aurait plus aucune raison d’exister. Il y a de la politique parce que les hommes ne sont pas entièrement moraux. Un texte peu connu de Rousseau le reconnaît : « Voici le grand problème en politique : trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme*. Si cette forme est trouvable, cherchons-la et tâchons de l’établir. Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable**, (…) il faut (…) établir le despotisme*** le plus arbitraire possible : je voudrais que le despote pût être Dieu.**** »
* c’est la solution morale ; ** Rousseau la juge introuvable ; *** forme de gouvernement où tous les pouvoirs sont la prérogative d’un seul homme s’appuyant sur la police et l’intimidation, voire la terreur ; **** solutions politique et/ou religieuse : l’État, même celui démocratique, s’auto-présuppose, à la manière d’un être divin, pourrait-on dire ; Carl Schmitt, juriste allemand, penseur du décisionnisme a écrit un livre stimulant sur cette question, Théologie politique, datant de 1922, traduit chez Gallimard en 1988). Sa page Wikipédia est très riche, plutôt objective et assez neutre (c’est rare quand on parle de lui, qui peut être, avec précaution, considéré comme le « juriste officiel » du Troisième Reich, bien qu’il fut sincèrement catholique ; et, un peu sur le même thème, Pierre Legendre a écrit Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’Etat et du Droit, Leçons VII, aux éditions Fayard en 1988.
Il m’a semblé nécessaire de parler de cette difficulté que n’affronte pas HA (peut-être parce que ce n’est pas le coeur de son propos) : la justification du secret en politique. Il est impossible, malgré les lanceurs d’alerte et les motifs moraux dont ils se réclament, de venir à bout de la tendance au secret, à la dissimulation et au mensonge dans la sphère du politique, parce que la politique n’est pas le lieu où l’on recherche la vérité, ni le bien (sauf si on se place dans la lignée de Platon et d’Aristote : recherche du meilleur régime, du meilleur gouvernement pour édifier la meilleure société). Vincent Descombes (20e) distingue les sociétés savantes (qui visent le vrai) des sociétés humaines (qui visent à se perpétuer au milieu de conflits qui naissent des intérêts et des passions), et oppose les décisionnistes qui agissent hors du cadre moral et rationnel, et les rationalistes qui voudraient que la politique demeure en toutes circonstances sous la double tutelle de la rationalité et la morale. En allant aux extrêmes, Staline appartient au décisionnisme et Woodrow Wilson, le président des USA qui lança la SDN, au rationalisme, bien qu’il soutînt la ségrégation raciale. ce sont deux exemples un peu simplificateurs, mais qui permettent de comprendre l’enjeu concernant le secret et la dissimulation). La société humaine n’est pas tournée principalement vers la recherche de la vérité, et ne recherche pas la connaissance pour elle-même. Ce qu’elle veut, c’est se donner ou qu’on lui donne des raisons de vivre, lesquelles nécessitent des fictions, ce qui nous reconduit vers l’oeuvre de Pierre Legendre, dont j’ai déjà un peu parlé.
C. Les « spécialistes de la solution des problèmes » et les systèmes de croyances
Avant d’entrer dans le détail de la manipulation du public que révèlent les Pentagon papers, HA part de ces nouveaux types de « menteurs » et de « falsificateurs » que sont les « spécialistes en relations publiques » (p. 17). Elle fait ici référence aux agences de publicité, dont Edward Bernays a été le pionnier aux USA (vers 1920). C’est lui qui permit à l’État américain de convaincre une population majoritairement hostile à l’entrée en guerre en Europe d’y participer à partir de 1917 aux côtés de la France. Ces nouveaux hommes de communication, les « spécialistes de la solution des problèmes » (pp. 21-22), étaient issus de l’université, brillants, rationnels, confiants dans la puissance de leur entendement. Pourtant, ils furent très oublieux du réel, et cet oubli fut catastrophique pour la conduite de la guerre du Vietnam.
HA insiste sur leur obsession de rationalité (p. 22), ce que j’appelle « hyper-rationalité », comme on dit « hypercritique », qui éloigne du bon sens), leur goût pour la « théorie » (qui, à partir d’une certain niveau, éloigne aussi de l’action), leur penchant pour « un langage pseudo-mathématique », autant de travers qui leur ont fait rejeter tout « sentimentalisme ». Je ne suis pas parvenu pas à comprendre ce qu’HA entend par ce mot vague, et qu’on entend en général de façon péjorative : l’indignation morale ? le sentiment de révolte ?
HA s’étonne (p. 31) de « l’ardeur avec laquelle des douzaines d’ « intellectuels » apportèrent leur soutien enthousiaste à une entreprise axée sur l’imaginaire » : entre autres buts, convaincre l’État US et le public américain, voire mondial, de l’importance de la victoire sur le Vietnam du Nord. Est-ce étonnant ? Ces « spécialistes de la solution des problèmes » étaient bardés de certitudes qui formaient comme un écran de fumée les empêchant de voir la réalité. Chose banale s’il en est, dans l’espèce humaine. « Ce n’est pas le doute, mais la certitude qui rend fou« , écrit Nietzsche dans Ecce homo (1888).
Parlant des hommes qui occupent les postes de pouvoir, le sociologue C. Wright Mills écrivait : « Les privilégiés répugnent à penser qu’ils sont seulement des privilégiés. Ils en viennent vite à se définir comme intrinsèquement dignes de ce qu’ils possèdent ; ils en viennent à se considérer comme une élite « naturelle », et même, en fait, à voir leurs biens et leurs privilèges comme des extensions naturelles de leur moi supérieur. » (L’élite au pouvoir, 1956, réédité aux Éditions Agone, 2012, p. 18). On comprend pourquoi ces deux catégories de spécialistes, les « spécialistes en relations publiques » et les « spécialistes de la solution des problèmes » puissent se croire infaillibles. Cela se cumule avec le fait que, hormis les lanceurs d’alerte comme Ellsberg, Snowden, etc., les positions qu’ils occupent dans les institutions, les rôles qu’ils jouent au sommet de la société et de la politique, pour lesquels ils sont payés, leur donnent le sentiment de faire partie des happy few, de l’élite qui sait ce qu’il faut penser, et aussi ce qu’il faut faire croire à la population : « le 20e siècle lui (à Mills) paraît marqué par un processus de centralisation et de coordination des trois domaines principaux du pouvoir. L’interdépendance mutuelle de plus en plus grande entre les trois groupes d’élites (élites politique, économique et militaire) conduit à la constitution d’un »triangle du pouvoir ». » (passage tiré de la page Wikipédia le concernant). Ces hommes ne sont pas nés de rien : ils ont été « fabriqués » par la société américaine et adhéraient aux croyances qui y avaient cours vers 1960.
Il y a dans le petit livre de Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, un rappel d’une phrase de Rosa Luxembourg qui m’a toujours fait sourire : « Si tout le monde savait, le capitalisme ne tiendrait pas vingt-quatre heures. » Si tout le monde savait quoi ? que les ouvriers sont exploités ? que le travail est en général une forme d’esclavage ? Mais les humbles en général le savent, qui en général ne militent pour aucune prise ou suppression du pouvoir. Il faut vouloir le pouvoir et l’argent pour le vouloir. Simone Weil, que j’admire pour son extrême lucidité, en particulier dans un de ses derniers textes, condition première d’un travail non servile, qui date de 1941-1942, soit un an avant sa mort, écrivait : « En tant que révolte contre l’injustice sociale l’idée révolutionnaire est bonne et saine. En tant que révolte contre le malheur essentiel à la condition même des travailleurs, elle est un mensonge. Car aucune révolution n’abolira ce malheur. (…) Les bourgeois ont été très naïfs de croire que la bonne recette consistait à transmettre au peuple la fin qui gouverne leur propre vie, c’est-à-dire l’acquisition de l’argent. Ils y sont parvenus dans la limite du possible par le travail aux pièces et l’extension des échanges entre les villes et les campagnes. Mais ils n’ont fait ainsi que porter l’insatisfaction à un degré d’exaspération dangereux. » Depuis Marx et sa fameuse analyse du fétichisme de la marchandise dans Le capital, jusqu’à Guy Debord et les pages qu’il consacre au secret généralisé dans la société contemporaine dans Considérations sur la société du spectacle, les penseurs d’extrême gauche ont tendance à penser que l’exploitation est un secret bien gardé. Pour ma part, après avoir fréquenté des « prolétaires » et partagé durant quelques années leur existence, je me permets de dire que c’est certainement une illusion d’intellectuel de gauche que de croire qu’il aurait pour mission d’apporter aux « prolétaires » la vérité sur l’exploitation capitaliste. Ces derniers la connaissent, mieux que l’intellectuel de gauche, car ils la conçoivent davantage comme un échange inévitable dont ils estiment (à tort ou à raison) tirer un certain profit. Ils n’ont pas de mauvaise foi à soigner, contrairement à l’intellectuel de gauche qui vit le plus souvent comme un bourgeois et pense comme un prolétaire. Le professeur d’université de gauche tombe sous le coup de la critique de Mills (lui-même professeur et très à gauche), même si ce n’est pas dans les mêmes termes qu’il convient de le dire : ces intellectuels se croient investis d’un savoir spécial et d’une mission émancipatrice (ce qui est louable), et en tirent la croyance qu’ils connaissent une vérité que les humbles ne connaîtraient pas.
Revenons à HA. Elle n’a pas pris soin, selon moi, d’étudier une difficulté importante : une croyance est toujours rattachée à d’autres croyances, ce qui permet d’expliquer l’ampleur des manipulations, l’adhésion de ceux qui la fabriquent comme du public qui en est victime. Tournons nous vers Wittgenstein : « Si nous commençons à croire quelque chose, ce n’est pas une proposition isolée mais un système entier de propositions. (La lumière – ou la nuit ? – se répand graduellement sur le tout.) » (De la certitude, § 141, TEL Gallimard, 1987, pp. 58-59 ; je souligne et me suis permis d’insérer « ou la nuit ? »). Ce que nous appelons vérité, ou connaissance, ne se dresse pas solitairement dans notre prétendue intériorité, mais elle n’est que la partie « émergée » d’un ensemble plus vaste, d’une structure complexe de représentations tenues pour vraies, qui sont à l’extérieur de notre esprit. Ces représentations sont à la fois matérielles et spirituelles, comme l’argent, qui est une institution, à l’instar des religions. Ces croyances, qui entraînent nos adhésions, nos choix, nos décisions et nos actions, ne sont jamais construites dans l’intimité de cette prétendue intériorité appelée esprit (c’est sur ce sujet que Jacques Bouveresse a écrit sa thèse de doctorat d’État, en 1975, Le mythe de l’intériorité), mais sont tirées d’un ensemble de croyances qui circulent dans la société. Ainsi, l’esprit d’un communiste n’est pas doté d’une unique croyance ou conviction (par ex. la véracité du marxisme, qui est déjà en dehors de son esprit), mais d’une constellation de croyances acquises et partagées qui sont reçues comme valides dans une ou des parties d’une société donnée à une époque donnée (égalité des hommes, immoralité de la richesse, exploitation par le travail mais aussi positivité du travail, nécessité de la violence et d’un régime autoritaire, inéluctabilité de la victoire du prolétariat, prééminence d’un parti unique agissant comme la conscience du prolétariat, morale proche de celle des chrétiens, etc.). C’est cette complexité qui explique la diversité, menant parfois jusqu’à la lutte à mort, des courants se revendiquant d’une pensée, ici de Marx, et aussi la difficulté qu’il y a à se séparer d’une croyance qu’on a jugée, à tort ou à raison, fondamentale, puisqu’il faut en détruire dans le même mouvement des dizaines d’autres).
Chose amusante et incongrue, c’est aux « spécialistes de la solution des problèmes » que l’on doit le rapport commandé par Mac Namara, auteur de la citation au début de l’article d’HA (p. 11). Leurs qualités intellectuelles et morales furent cependant « altérées » par le fait qu’ils étaient payés, non pour servir réellement leur pays, par exemple lui éviter le fiasco vietnamien, mais pour embellir son « image » auprès du public américain, voire mondial. Ce mot (« image ») me rappelle un livre fameux, L’Image, ou ce qu’il advint du Rêve américain (1961, réédité chez Lux éditeur, à Montréal en 2012)de Daniel Boorstin (cité dans La société du spectacle de Guy Debord, § 198, pour en montrer les limites). J’ignore si HA l’a lu, mais on peut supposer que oui, d’autant que le livre de son ex-mari, Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, tourne autour des même problèmes : la disparition de la réalité au profit d’une pseudo-réalité, celle produite par les médias et par le mode de vie promu par la conception du monde mercantile (le free trade) rempli de fausseté (le fameux concept de « spectacle » de Guy Debord, qui va jusqu’à dire, en renversant une formule de Hegel : « le vrai est un moment du faux« ).
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