Pour encourager les lecteurs, surtout étudiants en CPGE scientifique, je les invite à se rendre d’abord à la Lettre LIV puis à la Lettre LXXXI, puis à revenir au début de mon commentaire. Il y a aussi la Lettre LXXXIII, qui apprendra ce qu’est la « Théorie de la Jeune-Fille »…
Seconde partie
Lettre LI : de Merteuil à Valmont. Elle écrit :« il ne faut pas fâcher les vieilles femmes ; ce sont elles qui font la réputation des jeunes ». En effet, les vieilles femmes ont passé leur vie à courber l’échine sous le poids des conventions, elles ne se sont pas révoltées ; parvenues aux portes de la vieillesse, elles décident des qualités et défauts des jeunes femmes qui entrent dans la vie mondaine. Dissimulatrice, Merteuil sait qu’il faut leur plaire d’abord pour plaire ensuite à tous les autres. Puis elle parle de Cécile, qui est aux antipodes de la vieillesse : « La petite fille a été à confesse ; elle a tout dit, comme un enfant(…) Elle m’a montré sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade » (sermon moral d’une grande banalité). Il n’y a que les enfants (et les nigauds) qui disent la vérité. L’art de la dissimulation, du mensonge, de la tromperie, n’appartiennent qu’aux personnes intelligentes, avisées, adultes. La lettre de rupture de Cécile à Danceny (Lettre XLIX) n’a pas été suivie de la fin de l’amour qu’éprouve Cécile pour Danceny : « elle n’en aime pas moins son Danceny ; j’ai remarqué même une de ces ressources qui ne manquent jamais à l’amour, et dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. » Il y a ici un parallèle à établir avec les lettres de Tourvel, où celle-ci se dissimule à elle-même sa propre attirance pour Valmont. C’est pour pousser Danceny vers Cécile que Merteuil a eu l’idée de cette lettre de rupture (encore un « faire croire » pour entraîner des effets bien réels). Merteuil aborde ensuite le problème philosophique de la liberté. Voulant éviter que la culpabilité s’empare de Cécile, Merteuil lui a fait croire que l’amour est un sentiment involontaire : « un sentiment involontaire ne peut pas être un crime. » Mais elle ajoute aussitôt, pour elle-même : comme s’il ne cessait pas d’être involontaire du moment qu’on cesse de le combattre ! » Ainsi, Merteuil, soucieuse de vérité, ne se raconte pas d’histoire : consentir à un penchant (qui est involontaire à la source) est toujours volontaire. Mais comme il lui importe de faire croire à Cécile qu’elle est innocente d’aimer, elle lui a caché cette seconde idée. Le problème, c’est Danceny, trop timide, emprunté, peu entreprenant (le contraire de Valmont, comme Cécile est le contraire de Merteuil) : « si vous en trouvez l’occasion, décidez donc ce beau berger à être moins langoureux. »
Lettre LII : de Valmont à Tourvel où il essaye de la convaincre de la sincérité de son amour pour elle (et de s’en convaincre par la même occasion ?) : « si vous ne croyez pas à mon amour (…) si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n’avez, que vous n’aurez jamais de rivale. » Ce qu’écrit Valmont est à la fois faux (il demeure encore un séducteur) et vrai (il commence à être réellement amoureux). Suit un longue confidence qui contient une part importante de vérité (l’imitation sociale selon Tarde, dont j’ai déjà parlé), quoiqu’elle soit destinée à couvrir la manoeuvre de séduction de Valmont : « Qu’ai-je fait, après tout, que ne pas résister assez au tourbillon dans lequel j’avais été jeté ? Entré dans le monde, jeune et sans expérience ; passé, pour ainsi dire, de mains en mains, par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être défavorable ; était-ce donc à moi à donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point ? » Bien sûr, il ment en disant qu’il a été victime de femmes séductrices elles-mêmes (ce qui existe cependant), mais en même temps, on imagine aisément le beau jeune homme riche entouré de mille séductions. Ne perdons pas de vue qu’une volonté humaine n’est pas quelque chose d’abstrait, de hors sol, mais une chose qui existe au milieu d’autres choses qu’elle tend à vouloir imiter. Cette autre remarque possède aussi son moment de vérité : « moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible« . La fin de la lettre s’approche encore un peu plus d’une vérité que Valmont reconnaîtra bientôt comme parfaitement sincère : « j’ai reconnu que le charme de l’amour tenait aux qualités de l’âme ; qu’elles seules pouvaient en causer l’excès et le justifier. Je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer, et d’en aimer une autre que vous. (…) quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l’attachent à vous ; ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naître. » Ces paroles ne sont plus seulement séductrices, elles vont au-delà et possèdent un accent de sincérité sinon de « vérité » (je doute qu’il y ait des vérités hors de la logique, des mathématiques et des sciences de la nature).
Lettre LIII : de Valmont à Merteuil. Il raconte ses efforts pour convaincre Danceny (plus moral que timide) d’avoir une conduite libertine avec Cécile (dont on apprend qu’elle est encore loin d’être « perdue ») : « … la petite Volanges, dont il ne m’a parlé que comme d’une femme très sage, et même un peu dévote(…). Je l’ai échauffé autant que j’ai pu, et l’ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse et ses scrupules ; mais il paraît qu’il y tient, et je ne puis pas répondre de lui. » Valmont est le principal tentateur du roman, celui qui fait croire à ses victimes qu’il est bon d’être libertin (Cécile, Tourvel).
Lettre LIV : de Merteuil à Valmont. Elle aussi joue à la tentatrice auprès de Cécile (ce qui semble fonctionner) : « j’ai monté sa tête au point… Enfin vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens. » Merteuil envisage même de la former à son image : « Elle méritait un autre amant ; elle aura au moins une bonne amie, car je m’attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former, et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d’avoir une femme dans ma confidence, et j’aimerais mieux celle-là qu’une autre. » La solitude dans laquelle vit Merteuil serait au moins brisée par cette sorte d’amitié. Mais il conviendrait d’abord de pervertir totalement la jeune Cécile, ce qui n’est pas encore fait : « mais je ne puis en rien faire, tant qu’elle ne sera pas… ce qu’il faut qu’elle soit. » Quel mot manque à cette phrase ? Dévergondée, délurée, peut-être violée (pour nous, car Merteuil ne peut penser cela), une « fille perdue » en somme. Mais n’oublions pas que la négativité que porte cette expression vient de la conception de l’époque des rapports entre homme et femme. Une Cécile qui aurait une aventure amoureuse et sexuelle avec Danceny ou Valmont (le viol en moins) n’est plus considérée comme perdue aujourd’hui, même si on peut en penser autre chose — de pire… Je songe à Allan Bloom et à son très beau livre L’amour et l’amitié(livre posthume publié en France en 1996) dans lequel il développe le concept de désérotisation (« le triomphe du libéralisme et de la libéralisation des mœurs s’accompagne d’un appauvrissement des relations humaines et d’une « désérotisation du monde ». Extrait d’un très bon article de Robert Kopp dans La revue des deux mondes) pour critiquer la conception « libérale » des rapports sexuels en Occident. Cette idée se trouve aussi dans le premier roman de Michel Houellebecq (son meilleur, pensait Clément Rosset avec qui j’ai parlé de cet écrivain qu’il appréciait à ses débuts), Extension du domaine de la lutte (publié en 1994). Y est « théorisée » l’idée que les rapports érotiques eux-mêmes sont soumis au marché libre de l’offre et de la demande. En voici un extrait : « Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. » J’ajoute cet extrait d’un assez bon résumé, tiré de la page Wikipédia consacrée au roman : « Cette lutte, étendue à tous les aspects de la vie humaine sous l’influence du modèle libéral, transforme le moindre de nos gestes en un combat épique, au terme duquel notre position dans la société humaine est corrigée, à la hausse ou à la baisse. Même nos lits ne sont plus un refuge. Il faut s’y distinguer. La sexualité est un système de hiérarchie sociale. » Je me suis attardé sur ces analyses de Bloom et Houellebecq afin de nuancer un jugement superficiel que certains semblent porter porter sur le roman de Laclos : « Les rapports humains étaient affreux en ce temps-là, heureusement ça s’est amélioré. » Qu’on me permette d’en douter : un cauchemar a chassé l’autre ; « ni mieux ni pire », comme dit Beckett dans un de ses romans.
Lettre LV : de Cécile à Sophie. Lettre admirable en ceci qu’elle déploie tous les mirages de la passion amoureuse. Cécile parle de façon à la fois émouvante et ridicule de l’amour qu’elle ressent pour Danceny. Ne perdons pas de vue à la lecture des phrases qui suivent que ces sentiments sont l’effet du travail sournois de Merteuil sur l’esprit de la jeune fille. D’abord, le sentiment fusionnel : « combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre(…). quand il est content, je suis heureuse comme lui. » Puis le sentiment qu’elle en sait plus que son amie Sophie restée au couvent, qu’elle connaît l’amour, alors qu’elle n’en a vu aucun effet terrible : « Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !… » Et cette phrase plutôt émouvante où elle est transportée par ce sentiment nouveau pour elle : « Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien, quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. (…) C’est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable. » Dans cet état amoureux (l’état où l’on est le plus aveugle), Cécile se fait croire que tout est beau, alors que les plus douloureuses épreuves l’attendent. On peut s’interroger sur le fait (qui relève de la diégèse) que Laclos a jugé nécessaire de faire aimer Cécile avant d’être conquise par Valmont. Sa passion naïve pour Danceny n’est-elle pas comme l’antichambre de son dévergondage futur ? La fin de la lettre rappelle la sombre réalité à venir : « ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse ; et après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. » Ce sue croit Cécile est exactement le contraire de ce qui est en train de lui arriver, qui se prépare dans son dos : Merteuil, sa pire ennemie, la rendra fort malheureuse pour toute sa vie, malgré les consolations de la foi dans laquelle elle se réfugiera peut-être en retournant au couvent.
Lettre LVI : de Tourvel à Valmont. Lettre bouleversante par le ton tourmenté que prend la présidente de Tourvel. C’est du romantisme, mais inversé, comme dans le film de David Lean, Brève rencontre (la page Wikipédia contient cette sotte remarque : « C’est le film romantique préféré de Natalie Portman » — car ce film, où les amants renoncent à leur passion pour ne pas détruire leurs deux vies conjugales est tout sauf romantique, puisque sa thèse peut se résumer ainsi : « Cette passion ne vaut pas la peine que nous allons nous infliger à nous-mêmes comme à nos mari et épouse respectifs ». Comme Natalie Portman, j’aime ce film, mais j’espère pour elle qu’elle n’a pas pensé et dit cette sottise).
La lettre débute par un aveu à peine voilé : « Supposé que vous m’aimiez véritablement (…), les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables ? » Elle ne dit pas qu’elle ne l’aime pas, mais qu’il s’agit d’un amour qui leur coûtera trop cher (ce qu’elle dit est d’une cruelle exactitude). Elle ajoute : « il m’est impossible de le partager ; et quand même ce malheur m’arriverait, j’en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux », aveu qui contient aussi la vérité de ce qui arrivera aux amants malheureux. Si Tourvel se laissera finalement embobiner par le baratin de Valmont — qui s’y prend lui-même pour devenir réellement amoureux — et aussi emporter par sa propre passion , elle garde la tête assez froide pour deviner les conséquences exactes d’un adultère. Vient un passage très révélateur de ce qu’elle éprouve pour son mari : « Chérie et estimée d’un mari que j’aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, et je dois l’être. » Michel Tournier a dit, je crois, qu’il n’y a d’amour que libre ; il en est de même du bonheur (choses que tout le monde sent aisément). Or, ici, nous avons une femme qui dit que ses plaisirs et ses devoirs sont liés, que son bonheur est un devoir. Il est clair que l’amour qu’elle éprouve pour son mari est pure convenance, construction mentale issue d’une soumission aux règles en vigueur (on était mariée à un homme plus âgé, qu’on n’aimait pas, pour lequel au mieux on avait du respect, au pire du dégoût voire de la haine, et qu’on trompait sûrement souvent pour atténuer son malheur). A propos de plaisir, Tourvel écrit : « En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-même » Ce en quoi elle a raison : mais c’est à quel prix qu’elle reste en paix avec elle-même ? au prix du renoncement à ce u’on pourrait appeler, de manière un peu romantique, le « véritable amour », celui-là même qu’elle aurait peut-être partagé avec Valmont s’ils s’étaient « librement »— car il n’y a aucune liberté dans la passion romantique, souvenons-nous de Tristan et Iseut, qui sont victimes d’un philtre d’amour — choisis. Suit un propos anti-romantique et, encore une fois, d’une froide exactitude quant à la prédiction qu’il contient : « Ce que vous appelez le bonheur, n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage.Eh ! comment affronter ces tempêtes ? » La lettre se termine sur une injonction, davantage destinée à elle-même qu’à Valmont : « Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi. » (elle ne tiendra pas parole).
Lettre LVII : de Valmont à Merteuil. Cette Lettre montre comment on trompe quelqu’un : en lui faisant paraître qu’on est comme lui, qu’il est comme nous, ce sui déclenche une confiance sans retenue : « il n’a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l’amour honnête était le bien suprême, qu’un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j’étais moi-même, dans ce moment, amoureux et timide ; il m’a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne. » On fait croire à quelqu’un, malgré les apparences, que l’on se ressemble, et on le voit aussitôt se livrer comme s’il était un ami : c’est un peu ce que fait le FBI (service de renseignement intérieur des USA) pour démasquer de possibles terroristes, en les encourageant à préparer un attentat, jusqu’à leur fournir des explosifs ; technique d’infiltration et de provocation qui s’apparente à une création de terroristes ; c’est du moins ce que relèvent deux journaux, l’hebdomadaire Le Point, plutôt à droite, appartenant au milliardaire François Pinault et, pour faire bonne mesure, un site communiste. Cette technique participe de l’embrouillamini actuel autour de la vérité et de la falsification. On dirait une variante d’une nouvelle de Philip K. Dick, Rapport minoritaire, qui a donné lieu à un film américain à succès, Minority report.
Cette Lettre contient une belle description du sentiment d’amour qu’éprouve Danceny et qu’analyse Valmont avec une certaine finesse psychologique toute stendhalienne (je songe à De l’amour) : « En effet, si les premières amours paraissent, en général, plus honnêtes, et comme on dit, plus pures ; si elles sont au moins plus lentes dans leur marche, ce n’est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité ; c’est que le cœur étonné par un sentiment inconnu, s’arrête, pour ainsi dire, à chaque pas, pour jouir du charme qu’il éprouve, et que ce charme est si puissant sur un cœur neuf, qu’il l’occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai, qu’un libertin amoureux, si un libertin peut l’être, devient de ce moment même moins pressé de jouir » On notera l’aveu à peine voilé : si un libertin peut être amoureux… Et aussi l’idée que les amours suivantes seraient moins honnêtes que les premières (ce qui me semble à la fois vrai et faux : vrai parce qu’on croit sincèrement aimer follement, absolument ; faux parce que dès l’amour suivant, on s’aperçoit de la comédie à laquelle on se prêtait complaisamment ; et c’est seulement un amour goûté dans l’âge adulte qui a des chances d’être le moins propice à « se raconter des histoires ». Un dernier passage retient mon attention parce qu’il renvoie en sous-main à ce que vit Valmont lui-même avec Tourvel : « Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d’obstacles qu’il n’en a rencontrés (…) plus il serait sûr d’être aimé, moins il serait entreprenant ». Valmont parle de lui-même autant que de Danceny. Tourvel lui résiste, ce qui donne l’opportunité à son amour de croître jusqu’à sa conclusion tragique.
Lettre LXIII : de Merteuil à Valmont. Contient l’explication des événements qui font la matière des lettres précédentes sur lesquelles je n’ai pas jugé bon de m’arrêter. Merteuil a dénoncé à Mme Volanges la liaison entre sa fille et Danceny, afin de les séparer, et d’attiser la flamme du jeune homme (qui est aussi l’amant de Merteuil) : « Il fallait, dites-vous, aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère ; eh bien ! ce besoin-là ne lui manquera plus. » Comment faire croire à quelqu’un qu’il désire un objet qu’il a sous les yeux ? en l’en privant (cela arrive parfois dans la jalousie suite à une infidélité : on jurerait qu’on aime plus que jamais l’infidèle, alors que c’est seulement sa perte qui donne cette impression. Proust dit dans La Recherche, sûrement dans La prisonnière, roman de la jalousie, que ce sentiment est la preuve de l’amour, ce dont je doute, sauf à penser peu de bien de l’amour. Merteuil dit : « L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre ». Elle a dénoncé les amants à la mère de Cécile, qui « si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu’elle me répondit d’abord qu’à coup sûr je me trompais, que sa fille était un enfant ». Merteuil reconnaît que les imbéciles facilitent ses intrigues : « Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs. » Pour qu’existent des Merteuil et des Valmont, il faut en effet des êtres corruptibles (Danceny, Cécile, Tourvel) et des nigauds (une bonne partie de l’entourage), de même que pour qu’existe la philosophie, il faut du non-philosophique (désirs, illusions, croyances, aveuglements, guerres, bêtise…). Par exemple, la mère et la fille Volanges écrivent la même chose à Merteuil qui s’en amuse : « c’est de vous seule que j’attends quelque consolation. » Le lecteur sachant de quoi il retourne ne peut que s’amuser aussi de ces deux esprits crédules et facilement manipulables.
Lettre LXV : de Danceny à Cécile. (envoyée ouverte à la Marquise de Merteuil dans la lettre LXVI du Vicomte). Son seul intérêt est de montrer que Danceny, comme Cécile, se trompe lourdement sur le compte de Valmont et Merteuil : « Vous connaissez l’ami dont je vous parle ; il est celui de la femme que vous aimez le mieux. C’est le vicomte de Valmont. » Il se croit aidé dans ses projets alors qu’il est manipulé pour des buts qui le dépassent. Mais les seconds ne pourraient exister sans le premiers ; les désirs des uns servent les désirs des autres.
Lettre LXVI : de Valmont à Merteuil. Où Valmont se moque de Danceny : « Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse : ce scrupule n’est-il pas édifiant, surtout en voulant séduire la fille ? » Pour Valmont comme pour Merteuil, séduire est synonyme de tromper (en quoi ils ont une conscience plus élevée que bien des gens pour qui la séduction est jugée presque innocente). Mais la suite est digne d’un aphorisme de Nietzsche : « Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité. » Prendre sa pusillanimité pour du respect, c’est comme se croire non-violent parce qu’on est lâche.
Lettre LXX : de Valmont à Merteuil. Son intérêt est de préparer l’épisode Prévan. Il y a un bon passage sur l’art de la conversation dans les salons : « on y parla de vous, et j’en dis, non pas tout le bien que j’en pense, mais tout celui que je n’en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis, et la conversation languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu’il s’éleva un contradicteur : c’était Prévan. » On devine que Valmont ne peut pas dire le bien qu’il pense de Merteuil (« c’est une intrigante hors pair et une libertine excellente »), et le bien qu’il doit dire et qu’il ne pense évidemment pas, en suivant la réputation que Merteuil a su se bâtir (« Madame de Merteuil est une femme vertueuse… »). Prévan (pour son malheur) va dire la vérité (donc du mal, au point de vue des idées dominantes de l’époque) sur Merteuil : « je ne croirai à la vertu de madame de Merteuil, qu’après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour » (sous-entendu : c’est une femme de moeurs légères). Médisance qui fait rire l’assemblée, comme toute médisance, relève Valmont qui connaît la société et les hommes : dites du bien de quelqu’un et l’on s’assoupit ; mais dites en du mal et tout le monde se réveille. Il y a aussi une phrase au sujet de Tourvel qui sonne tragiquement, tant elle dit la vérité, à l’insu, encore une fois, de son auteur : « Mon projet (…) est qu’elle sente (…) la valeur & l’étendue de chacun des sacrifices qu’elle me fera ; (…) que le remords ne puisse la suivre ; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie ; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle » Projet qui sera en effet mis à exécution jusqu’à la mise à mort. Il y a aussi une remarque sur le lien qu’établit Valmont entre le raisonnement et la sécheresse du coeur : « sans déraisonnement, point de tendresse ».
Lettre LXXII : de Danceny à Cécile. Ne contient qu’une phrase digne d’intérêt. Elle exprime une sorte de réclamation, déplacée et culpabilisante à souhait (le cas échéant, qui survient assez vite), de quoi empoisonner un rapport humain : « il ne tient qu’à vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. » Il faut convenir, à condition d’avoir la tête froide, que l’état heureux dans lequel on se trouve n’est en rien redevable à la personne qu’on aime, mais plutôt aux imaginations dans lesquelles on s’ébroue. Au sujet de cette formule, Laurent Versini, spécialiste de Choderlos de Laclos, notait que « Laclos prête à Danceny une formule que l’on retrouvera dans sa propre correspondance. » Cela en dit long sur les liens entre l’auteur des Liaisons dangereuses et Danceny, et certainement aussi Valmont. Sa carrière d’officier célibataire jusqu’à 45 ans, son mariage avec Marie-Soulange Duperré, âgée de 18 ans de moins que lui (différence idéale entre mari et femme selon Aristote) lui ont sûrement fait connaître les différents états de l’amour). Cette illusion, qui consiste à croire que notre bonheur dépend d’autrui, est facilitée par le fait que « L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. » (L’Antéchrist, § 23). Freud ne dit pas autre chose : « Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose. Les concordances entre les deux sont évidentes. Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur comme envers l’objet aimé. » (Psychologie des foules et analyse du moi, (1921), chapitre VIII, État amoureux et hypnose, Petite bibliothèque Payot, 1988, p. 179)
Lettre LXXIII : de Valmont à Cécile. Il fait croire à la jeune fille qu’il lui sert pour préparer un rendez-vous galant avec Danceny, alors que ce stratagème prépare le viol de Cécile par Valmont narré dans la Lettre LXXVI. La fin est à double sens : « Il finit par vous assurer que si vous lui donnez votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la persécution qu’une mère trop cruelle fait éprouver à deux personnes, dont l’une est déjà son meilleur ami, et l’autre lui paraît mériter l’intérêt le plus tendre. » (J’ai souligné deux passages qui signifient en réalité : « si vous vous soumettez à mon bon plaisir », et « je vous désire »)
Lettre LXXIV : de Merteuil à Valmont. Où avance l’intrigue concernant Prévan. Une phrase est à relever, de ces phrases dites par Merteuil et qui sont porteuses de vérité : « L’amour, la haine, vous n’avez qu’à choisir : tout couche sous le même toit ; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d’une main et frapper de l’autre. » Dans l’ordre des passions (j’écarte ici l’amour de la vérité, du bien, du juste), l’amour et la haine logent à la même enseigne. Il est fréquent que la personne que l’on a aimée soit détestée, parfois jusqu’à être tuée, ce qui arrive quelquefois lors d’un divorce.
Lettre LXXV : de Cécile à Sophie. Laclos manie le double-sens en faisant dire à Cécile et à son insu* des choses que le lecteur reconnaîtra dans quelques pages. Voici comment Cécile parle de Valmont (comme si elle pressentait ce qui va arriver (mais seul Laclos le sait). On perçoit de la naïveté, mais aussi de l’admiration, voire une attirance, et aussi une forme de lucidité, y compris au sujet de l’hypocrisie qui accompagne souvent le rapport amoureux : « c’est un homme bien extraordinaire. (…) Je n’ai jamais vu d’homme aussi adroit. (…) Il est bien facile de s’entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu’il veut. (…) Il faut qu’il ait bien bon cœur d’être venu exprès pour rendre service à son ami et à moi ! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance. (…) avec Danceny lui-même, j’ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m’empêchait de lui dire tout ce que je pensais.** (…) Je ferai bien assez ce qu’il voudra « .
* On retrouve ici la définition très originale de l’inconscient selon V. Descombes dans L’inconscient malgré lui : ce n’est pas ce qu’on ne veut pas dire (théorie abracadabrante du refoulement, qui suppose deux sujets dans le même cerveau, l’un conscient, l’autre pas), mais ce qu’on ne sait pas dire. Descombes prend l’exemple frappant d’un court récit de La comédie humaine de Balzac, Un début dans la vie : un jeune homme se rend chez son futur maître, et déballe pendant le voyage l’histoire de cet homme que sa femme trompe. Il ignore que cet homme est assis à côté de lui, puisqu’il ne l’a encore jamais vu. Ne connaissant pas les effets de son bavardage, il ne sait donc pas ce qu’il dit.
** Voici ce que Shakespeare dit de la sincérité en amour (Sonnet 138, trad. de Jean Fuzier, in Oeuvres complètes, La Pléiade, volume I, p. 131 – photographie de mon exemplaire) :
Lettre LXXVI : de Valmont à Merteuil. Où il est question de Prévan (dont Valmont semble jaloux) et de Cécile (sur le point de céder à Valmont). Une première phrase, surprenante, prépare la longue lettre de Merteuil : « puis-je deviner les mille et mille caprices qui gouvernent la tête d’une femme, et par qui seuls vous tenez encore à votre sexe« . Pour Valmont, Merteuil tient plus de l’homme que de la femme. Est-ce un souvenir de Platon qui dit (ans La république que, mis à part ce qui se trouve entre les jambes, il n’y pas de différence entre homme et femme ? Une autre phrase est écrite pour lui-même sans que Valmont le sache (toujours cette ironie de Laclos) : « ce sont toujours les bons nageurs qui se noient. » Le bon nageur, c’est lui, et le noyé, ce sera encore lui.
Lettre LXXVII : de Valmont à Tourvel, où il joue de l’ambiguïté entre l’amitié et l’amour pour espérer passer de la première à la seconde : « Ce n’est là, j’ose le dire, ni le traitement que mérite l’amour, ni celui que peut se permettre l’amitié « . Une autre ruse consiste à dire qu’il mérite l’amour du fait qu’il l’a exprimé avec franchise : « C’est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité, que l’intérêt même de cet amour n’a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd’hui comme un séducteur dangereux dont vous auriez reconnu la perfidie. » Dire son amour serait ainsi une preuve suffisante qu’on n’est point un séducteur ! Voilà un beau sophisme, et qui ferait presque pour l’autre une obligation d’aimer ! Sinon, l’arme habituelle est celle de la culpabilisation : « Ne vous lasserez-vous donc jamais d’être injuste ?« .
Lettre LXXVIII : de Tourvel à Valmont. Encore une Lettre d’une mauvaise foi évidente, de cette même mauvaise foi qui anime une femme qui se rend à un rendez-vous galant (voir ci-dessous), même si les états d’esprit des deux femmes sont différents. « j’ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence (…) je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous. » En acceptant de répondre, Tourvel montre à quel point elle n’est pas indifférente à Valmont. On m’a rapporté jadis cette histoire vraie : harcelé par une femme, un homme lui adressa une lettre et une seule, et qui contenait ces seuls mots : « OUBLIE MOI ! OUBLIE MOI ! OUBLIE MOI ! » Le message est simple, clair, ce qui explique que la lettre resta sans réponse. Pourquoi la Présidente Tourvel n’a-t-elle pas écrit la même chose à Valmont ? Parce qu’elle l’aime (et parce qu’il fallait bien que le roman se fasse ! Cet impératif explique aussi pourquoi Merteuil, dont le principe est de rester secrète, écrit tant). Et ce qui fait contrepoids n’est pas très lourd : « je n’oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j’ai formés, que je respecte et que je chéris« . L’amour, du moins l’amour-passion a peu à voir avec le devoir et le respect. Les noeuds qu’on forme n’ont rien à voir avec l’amour, qui est toujours librement consenti (comme la foi religieuse, qui ne saurait être contrainte). Seul l’amour conjugal, ce lien que Montaigne appelle « amitié maritale », parvient à faire fusionner désir et respect. Le texte qui suit est utile pour comprendre la mauvaise foi de Tourvel, attitude fondamentale de la conscience (selon Sartre) qu’il lui arrive de reconnaître implicitement : « vous faisant un droit de mon indulgence (…) permission, que, sans doute, je n’aurais pas dû accorder (…) chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. (…) blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée.« blâme et étonnement qu’elle devrait retourner contre elle-même). Voici des extraits du texte du rendez-vous imaginé par Sartre (déjà cité dans mon analyse de la Lettre XXVI) : « Elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu’il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. (…) C’est qu’elle n’est pas au fait de ce qu’elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu’elle inspire, mais le désir cru et nu l’humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s’adresse tout entier à sa personne, c’est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté. » J.-P. Sartre, L’Être et le néant, I, ch. II « La mauvaise foi », Gallimard, 1943.
Lettre LXXIX : de Valmont à Merteuil. J’extrais seulement cette phrase qui me semble être une des clefs du roman (et aussi de l’époque, voire de toute l’histoire de l’humanité) : « les gens heureux ne sont pas d’un accès si facile« . Je me permets un détour par Wittgenstein : « Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux. » (Tractatus logico-philosophicus, proposition 6.43). L’homme heureux ne connaît pas, ou ne connaît plus, les problèmes de l’homme malheureux. Il se pourrait même que toute communication soit impossible : « La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. (N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) » (ibid., proposition 6.521). En effet, comment pourrait-on expliquer (et même dire) à un homme accablé de problèmes qu’il n’en existe aucun ? Une femme heureuse comme l’est peut-être Madame de Rosemonde, à qui est adressée la Lettre CLXXV (la dernière) de la part de Mme de Volanges, qui parle du « tourbillon de nos mœurs inconséquentes« , ne pourrait rien dire de compréhensible à une marquise de Merteuil s’enfuyant en Hollande.
Lettre LXXX : de Danceny à Cécile. Lettre pleine de niaiseries : « quand viendra donc le temps de nous revoir ? qui m’apprendra à vivre loin de vous ? qui m’en donnera la force et le courage ? Jamais, non jamais, je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute à mon malheur « . Voilà ce qu’on appelle du baratin (bullshit, dit Harry G. Frankfurt, mort le 16 juillet 2023, dans De l’art de dire des conneries, paru en 2005 sous le titre On Bullshit et traduit en français en 2006, aux éditions 10-18). Du baratin pour Cécile, et aussi pour lui-même : celui qui emploie le langage de manière négligente, fautive, approximative, sans souci de précision ni d’exactitude, nuit aussi bien à sa propre pensée qu’à celle d’autrui et du rapport entre lui et autrui. Car enfin, Danceny trompe Cécile, et la quitter ne lui sera pas si difficile qu’il l’aura cru. En attendant, il fait dans la grandiloquence, pour se persuader qu’il aime Cécile (ce qui est faux ; ce n’est qu’une amourette) : « je ne peux plus vivre ainsi ; il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu’un moment. Quand je me lève, je me dis : « Je ne la verrai pas. » Je me couche en disant : « Je ne l’ai point vue. » Les journées, si longues, n’ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir. (…) Vous m’aimez, vous m’aimerez toujours ; je le crois, j’en suis sûr, je ne veux jamais en douter ; mais ma situation est affreuse, et je ne puis la soutenir plus longtemps. » Danceny est simplement amoureux comme presque tout le monde l’a été au moins une fois dans sa vie, mais ce n’est pas cela qu’on peut appeler amour. Il se fait seulement croire qu’il est à la dernière extrémité parce qu’il se complaît dans ce sentiment faussement excessif.
Lettre LXXXI : de Merteuil à Valmont. C’est la Lettre la plus importante du roman, et un morceau de bravoure de la part de Laclos qui, comme Flaubert avec Félicité, une bonne à la vie désolante dans le premier des Trois contes, Un coeur simple, parvient à entrer dans l’âme d’une femme. Merteuil va y confier la vérité de sa vie, qui est le combat d’une femme qui aspire à l’indépendance, sinon à la liberté (elle a trop de haine pour ce but). D’abord, elle y exprime tout son mépris pour les hommes, ce qui n’est pas sans rappeler la diatribe de Valérie Solanas dans son fameux Scum manifesto (qu’on peut traduire à peu près par Manifeste pour tailler les hommes en pièces) : « Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources ! » Leurs positions respectives ne sont pas du tout équivalentes. Séduire est presque un jeu d’enfant pour Valmont, et un jeu très dangereux pour Merteuil (la fin du roman le confirmera) : »Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? (…) pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. (…) combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage ? » De plus, Merteuil devine ce que Valmont ne verra peut-être jamais : votre présidente vous mène comme un enfant. » Puis vient cette phrase terrible : « Croyez-moi, vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer » J’ai déjà dit ailleurs que c’était du Nietzsche un siècle avant : « il faut avoir besoin d’être fort : autrement on ne le devient jamais. » (Nietzsche, Crépuscule des idoles, § 38, et aussi §8 : « À L’ÉCOLE DE GUERRE DE LA VIE. — Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. » (citations dans l’article n° 1 : « Faire croire » dans Les liaisons dangereuses de Laclos (avertissement). À propos de la position de la femme devant un homme, Merteuil décrit ce que subira Cécile, et que subissent moult femmes au 18e (avant et encore aujourd’hui) : « À la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité« . Il y a aussi ce mépris pour les femmes qui s’imaginent qu’avec du « sentiment », les rapports entre homme et femme peuvent être améliorés : « ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant . (…) ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles« . Merteuil ne ressemble en rien à ces femmes sentimentales (on dirait aujourd’hui romantiques) : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? » Ce qui la distingue des autres femmes, c’est qu’elle ne se raconte pas d’histoire : elle ne croit pas que l’amour, la pitié peuvent changer le sort de la femme de l’Ancien régime. Elle ne croit que ce qu’elle appelle ses « principes » : « règles que je me suis prescrites (…)… ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. » Cette dernière formule est remarquable en cela qu’elle rappelle une idée de Sartre : être libre, c’est se choisir. Et la ligne de conduite de Merteuil se résume à cette phrase : « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre« . Cela rappelle la « guerre des sexes » de Nietzsche (je n’ai pas retrouvé l’endroit). Une note de bas de page de l’édition de Michel Delon évoque une « vengeance individuelle plus que »féministe » au sens moderne du terme. » J’en conviens, puisque le féminisme naît politiquement, collectivement et publiquement au début du 20ème siècle. Cependant, la révolte de Merteuil est une révolte féministe individualiste (Stirner ne dirait pas autre chose, lui le jeune-hégélien, penseur de l’individualisme possessif, précurseur de l’anarchisme individualiste : il épousera d’ailleurs une féministe, Marie Wilhemine Dähnhardt). Il y a chez Merteuil, si l’on met de côté sa révolte et sa haine, des traits qui font penser à la philosophie stoïcienne, pour qui ne nous appartient que notre jugement : « je n’avais à moi que ma pensée« . N’est-ce pas le principal, surtout quand on est démuni de tout ce qui donne de la puissance en société ? Sur l’amour, elle ne se fait aucune illusion : « l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte« . Notre hypocrisie nous fait croire que l’amour est la source de nos plaisirs alors qu’il ne s’agit que d’un prétexte (le plaisir est tout). Merteuil considère l’amour comme une feinte : « je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. » Il y a là un paradoxe : Merteuil rejette l’amour qui est pourtant le seul domaine où le mensonge, l’illusion, la tromperie, la dissimulation et la comédie dominent sans partage ou presque. Mais elle dirait qu’ils sont au service du « bien » (si on accepte l’idée que des moyens troubles peuvent être mis au service de justes causes : reproduction et vie conjugale), alors que ce qu’elle appellerait son bien relève plutôt de la volonté de puissance. Rejetant l’amour (comme Alberich au début de Das Rheingold, l’opéra-prologue du cycle Das Ring des Nibelungen de Richard Wagner), Merteuil donne à sa vie de jeune veuve un « vernis de pruderie » pour mieux évoluer librement dans une société dominée par les hommes. Comme Balzac cinquante ans plus tard dans La comédie humaine, que rappelle l’illustration en tête d’article, mais après Shakespeare qui parle même dans sa tragédie Hamlet de la société des hommes comme d’une « nef de fous », elle juge la vie sociale comme une comédie : « Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. » Il y a bien sûr une contradiction entre le personnage secret de Merteuil (disciple de Baltasar Gracian*, penseur de la dissimulation, du secret, du mensonge et de l’apparence) et la Merteuil qui envoie des lettres (proche des êtres sentimentaux qui s’épanchent facilement), en particulier celle-ci, qui contredit ce principe : « Ces précautions et celles de ne jamais écrire« . Merteuil sait que les individus aspirant à la liberté doivent être d’autant plus secrets : « Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres. J’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe qui ne soit point dévoilé« . Comme Sartre, elle dirait que « l’idéal de sincérité est impossible à atteindre » (en précisant qu’il ne faut surtout pas l’atteindre
* « Ce n’est pas assez que la substance, écrit Gracián dans L’Homme de cour, il y faut aussi la circonstance » : puisque la justice et la vérité, aux yeux des hommes, comptent moins que les apparences dont elles se revêtent, le sage se doit non seulement d’être vertueux, mais également de soigner les apparences de cette vertu. Il lui faut « faire, et faire paraître », explique ainsi la cent trentième maxime de L’Homme de cour, parce que « le bon extérieur est la meilleure garantie de la perfection intérieure. » L’apparence peut même, le cas échéant, suppléer le défaut de substance : « si tu n’es pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. » (tiré de Wikipédia)
Cette Lettre, la plus longue et située par Laclos à peu près au milieu du roman, se termine par une formule guerrière, virile, et prémonitoire : « redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, vicomte, jamais. Il faut vaincre ou périr. » Merteuil sait qu’il ne saurait y avoir de demi-mesure pour elle, demi-mesure en laquelle semblent avoir cru Valmont et Tourvel. Si la Présidente et le vicomte périssent réellement d’y avoir cru, la marquise périra de n’y avoir pas voulu croire, du moins symboliquement, en perdant sa beauté, sa fortune et en s’enfuyant en Hollande. Cette fuite laisserait-elle entendre que pour Laclos, il y avait un avenir pour ce genre de femme ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a d’autre vainqueur à la fin du roman que Monsieur de Prévan, personnage insignifiant. Ni la morale, ni la religion, ni l’ancien régime ne sortent grandis de ces intrigues.
Lettre LXXXII : de Cécile à Danceny. Lettre encore pleine d’ironie de la part de Laclos : « si M. de Valmont n’était pas aussi complaisant et aussi adroit qu’il l’est, je ne saurais comment faire » (pour recevoir les Lettres de Danceny). On verra où la conduit cette confiance en Valmont… La Lettre se termine par un de ces aveux d’amour niais (en ce qu’ils achètent à crédit du sentiment à venir) : « Je vous aime de tout mon cœur. Je vous aimerai toute ma vie. »
Lettre LXXXIII : de Valmont à Tourvel, dans laquelle il poursuit son oeuvre de mystification (de lui-même autant que ce Tourvel) : « vous prouver combien je diffère de l’odieux portrait qu’on vous avait fait de moi« . Car il ne se sent pas si odieux en ressentant de l’amour pour Tourvel, tout en continuant à être en même temps un séducteur. Il semble lucide quant au double langage de Tourvel : « Que de charmes vous savez prêter à la vertu ! comme vous embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes ! Ah ! c’est là votre séduction : c’est la plus forte« . Transparaît aussi la vérité du sentiment qui s’empare de lui bien malgré lui : « cette puissance invincible, à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m’arrive quelquefois de les craindre.«
Lettre LXXXIV : de Valmont à Cécile. Préparatifs du stratagème du viol (Lettre 96). Et toujours l’ironie de Valmont (donc de Laclos), et que seul le lecteur, son complice, peut percevoir (pas Cécile, sauf plus tard, après son viol) : « je connais les impatiences de l’amour ; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d’éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. » Autre aveu (on n’en attend pas moins de la part d’un trompeur) : « Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie« . Mais quand on lit la fin de la Lettre, on se persuaderait presque que Valmont dit vrai, tant ses intentions réelles transpirent (Cécile se montre ici encore très naïve ; n’a-t-elle donc pas encore eu vent de la réputation de Valmont ?) : « Adieu, ma belle pupille : car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, et surtout ayez avec lui de la docilité ; vous vous en trouverez bien. Je m’occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j’y trouverai le mien.«
Lettre LXXXV : de Merteuil à Valmont. Assez longue lettre, plutôt anecdotique où Merteuil raconte la piège dans lequel elle fait tomber Prévan qui croyait la séduire. Ce piège contribue, si besoin était, à rehausser la (fausse) vertu de Merteuil aux yeux de la société. Cette scène n’a d’autre but que de montrer son intelligence rusée et sa cruauté (au sens étymologique : cruor, crudelis, cru, comme dans « monter à cru » un cheval, i.e. sans selle), sa lucidité aussi quant à la « guerre des sexes » qui fait rage (depuis l’origine de l’homme ? Marx fait quelque part la remarque suivante : la première division du travail est entre l’homme et la femme, et le dernier problème que résoudra l’humanité est celui du rapport entre les deux sexes). C’est pourquoi elle s’impatiente : « ne me confondez plus avec les autres femmes« . Car seule une Merteuil pouvait piéger un Prévan de cette façon. Que pense une féministe d’aujourd’hui de cette scène qui ridiculise l’homme (n’oublions pas qu’il sera lavé de ce ridicule à la fin du roman) ? Je suppose qu’elle la trouve réjouissante (ce qui signifierait qu’elle admet la thèse nietzschéenne de la « guerre des sexes »). Merteuil séduit Prévan en simulant la soumission (et en même temps, son regard semble glisser vers le bas du corps de Prévan, où se situe peut-être la preuve qu’elle lui plaît… Michel Delon fait cette hypothèse d’une érection, ce qui me semble vraisemblable de la part de Laclos) : »Vous jugez bien que mes timides regards n’osaient chercher les yeux de mon vainqueur : mais dirigés vers lui d’une manière plus humble, ils m’apprirent bientôt que j’obtenais l’effet que je voulais produire.«
Lettre LXXXVI : de La maréchale de… à la marquise de Merteuil. (Billet inclus dans la précédente.). Lettre seulement destinée à montrer le retentissement du piège dont Prévan a été la victime. Une phrase drôle a retenu mon attention : exprimant son effarement devant l ce qu’elle croit être une conduite irrespectueuse de Prévan, la maréchale écrit : « est-il possible que ce petit Prévan fasse de pareilles abominations ? et encore vis-à-vis de vous ! A quoi on est exposé ! on ne sera donc plus en sûreté chez soi ? En vérité, ces événements-là consolent d’être vieille. » La maréchale est « vieille » (la quarantaine suffit pour l’être à l’époque ; Balzac parle de vieillards de cinquante ans dans La comédie humaine), et elle ne peut plus ni plaire, ni séduire, ni conquérir un homme (car les femmes aussi conquièrent). La meilleure séductrice, la « marchandise »séduisante par excellence du monde moderne, qui est celui du free trade, c’est la jeune fille. En effet, si on rapporte cette phrase de la maréchale à notre époque, on évoquera Premiers matériaux pour une Théorie de la jeune fille (éditions Mille et une nuits, hélas épuisé : on le trouve d’occasion de 30 à 90 €, alors que le livre coûtait 3 € : il vaut mieux le télécharger gratuitement en pdf). Pour donner un aperçu du contenu de ce qui ressemble à un manifeste qui rappelle les situationnistes :
Sur le site de Libération : https://www.liberation.fr/culture/2001/10/19/premiers-materiaux-pour-une-theorie-de-la-jeune-fille_381048/
« Tiqqun est un groupe de jeunes philosophes révolutionnaires post-debordiens. La théorie de la «Jeune-Fille» est complémentaire de celle du Bloom (éditions de la Fabrique, 2000). Si le Bloom était «la crise des sexuations classiques», la dépression de l’homme moderne aux prises avec le Spectacle, la Jeune-Fille est «l’offensive par laquelle la domination marchande y aura répondu». De fait, il ne s’agit pas d’une théorie misogyne, mais de la dénonciation de la dictature de la «jeunitude» et de la «féminitude» (elle s’applique donc aux hommes vieux). Pour comprendre de quoi il retourne, prenez cette situation banale: vous au café, avec vos «amis» et votre portable, puis méditez cet aphorisme: «La Jeune-Fille est le point maximal de la socialisation aliénée, où le plus socialisé est aussi le plus asocial.».
Sur le site des éditions Fayard : https://www.fayard.fr/1001-nuits/premiers-materiaux-pour-une-theorie-de-la-jeune-fille-9782842055905
« Ceux qui ont réussi à s’aveugler sur le fait pourtant massif de la Jeune-Fille n’en sont pas à une cécité près : ouvrez n’importe quel magazine féminin, vous le verrez bien, la Jeune-Fille n’est pas toujours jeune, n’est pas toujours fille. Elle n’est que la figure de l’intégration totale à une totalité en désintégration. Elle « n’est bonne qu’à consommer ; du loisir ou du travail, qu’importe ».On ne la côtoie pas que sur papier glacé ; elle est le vecteur le plus abouti de la nouvelle organisation sociale et la forme la plus sophistiquée de la mutation anthropotechnique, car elle est la nouvelle physionomie du Capital. Le formatage jeune-filliste se généralise. Ainsi, quand d’aucuns protestent contre l’évidence que le monde n’est pas une marchandise, et d’ailleurs, eux non plus, ils feignent une virginité qui ne justifie que leur impuissance. Tiqqun ne veut ni de cette virginité ni de cette impuissance. Il ouvre dans ces Premiers matériaux la voie à une autre éducation sentimentale. »
Sur le site de Mediapart :
« Certains ouvrages, disparus des radars pendant quelques années, reviennent soudain sur les écrans comme des avions furtifs. C’est le cas de ces Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, ouvrage paru en 2001 et qui sert notamment de matériau de base au spectacle La Jeune-Fille et la mort, présenté par une jeune troupe de Québec au Festival TransAmériques les 2, 3 et 4 juin. Derrière ce titre à la fois rébarbatif et anodin se cache un brûlot anticapitaliste et anti-consommation, en droite ligne avec les écrits de Guy Debord. La « Jeune-Fille » du titre représente en fait le citoyen modèle tel que l’a fabriqué la société marchande dénoncée avec virulence par le collectif déclaré ultragauchiste Tiqqun, dont un des membres, Julien Coupat, a été accusé en 2008 d’avoir formé une cellule terroriste. Un livre coup-de-poing, décapant et original.
Ceux qui ont réussi à s’aveugler sur le fait pourtant massif de la Jeune-Fille n’en sont pas à une cécité près : ouvrez n’importe quel magazine féminin, vous le verrez bien, la Jeune-Fille n’est pas toujours jeune, n’est pas toujours fille. Elle n’est que la figure de l’intégration totale à une totalité en désintégration. Elle « n’est bonne qu’à consommer ; du loisir ou du travail, qu’importe ». On ne la côtoie pas que sur papier glacé ; elle est le vecteur le plus abouti de la nouvelle organisation sociale et la forme la plus sophistiquée de la mutation anthropotechnique, car elle est la nouvelle physionomie du Capital. Le formatage jeune-filliste se généralise. Ainsi, quand d’aucuns protestent contre l’évidence que le monde n’est pas une marchandise, et d’ailleurs, eux non plus, ils feignent une virginité qui ne justifie que leur impuissance. Tiqqun ne veut ni de cette virginité ni de cette impuissance. Il ouvre dans ces Premiers matériaux la voie à une autre éducation sentimentale.
Tiqqun est à la fois un collectif d’intellectuels et une revue, dont deux numéros ont déjà paru. Tiqqun : Fraction consciente du Parti imaginaire, Tiqqun croit que ce qui est vrai n’a pas besoin de se signer d’un nom, pratique l’anonymat comme d’autres le terrorisme, est dans son élément dans toutes les formes à venir du sabotage, ne critique pas la société pour la rendre meilleure, propage partout le doute sur l’existence de celle-ci, atteste les menées d’un ennemi intérieur, sans visage, engagé dans une conspiration permanente contre cette fiction et anticipe une désertion de masse hors du cadavre social. »
Lettre LXXXVII : de Merteuil à madame de Volanges. C’est un monument de tromperie et de falsification. Merteuil tient à ce que « sa » mésaventure (celle de Prévan en réalité) soit rendue publique (sinon le mal infligé à Prévan disparaît) : « L’événement le plus désagréable, et le plus impossible à prévoir, m’a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n’est pas qu’assurément j’aie rien à me reprocher : mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l’attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d’aller attendre à la campagne qu’elle soit oubliée. . » Si tout est faux pour le lecteur, la logique de ce propos est rigoureusement vraie pour l’époque. On se que Merteuil (Laclos) a dû bien rire en écrivant cela. La fin de la Lettre reprend l’antienne de la femme vertueuse qui craint pour son honneur : « De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants : qui sait, qui peut savoir ce qu’ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu, qu’une jeune femme est malheureuse ! Elle n’a rien fait encore, quand elle s’est mise à l’abri de la médisance ; il faut qu’elle en impose même à la calomnie.«
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