Lettre XC : de Tourvel à Valmont. Contient un aveu quasi complet de son amour pour Valmont : »fuyons surtout ces entretiens particuliers et trop dangereux, où, par une inconcevable puissance, sans jamais parvenir à vous dire ce que je veux, je passe mon temps à écouter ce que je ne devrais pas entendre. » (je souligne : elle ne peut lui dire qu’elle l’aime et qu’elle ne veut pourtant pas s’engager, la contradiction étant flagrante). Elle ajoute : « Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous : comment parviendrais-je à les vaincre, quand je n’ai plus le courage de les combattre ? Vous le voyez, je vous dis tout ; je crains moins d’avouer ma faiblesse que d’y succomber. » (je souligne encore). Le problème, c’est qu’en avouant sa faiblesse, elle se prépare à succomber à ses sentiments. Elle a beau dire, « cet empire que j’ai perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions« , la capitulation devant un sentiment entraîne souvent (toujours ?) la capitulation dans l’action suscitée par le sentiment. Tout le tragique de la situation de Tourvel est dans la phrase qui suit : « Ah ! si, pour vous rendre heureux, il ne fallait que consentir à être malheureuse, vous pouvez m’en croire, je n’hésiterais pas un moment… Mais devenir coupable !… non, mon ami, non, plutôt mourir mille fois. » Tragique (au sens de la définition de Vladimir Jankélévitch : l’alliance du nécessaire et de l’impossible) car pour le rendre heureux, elle doit devenir à la fois malheureuse et coupable, puisqu’il semble impossible, du moins pour un rationalisme moral, d’être coupable sans être malheureux, et malheureux sans être coupable. Seule l’innocence donne la béatitude. Tourvel y goûtera un temps très bref, lorsque, consentante, elle s’abandonnera dans les bras de Valmont.
Lettre XCII : de Danceny à Valmont. Contient cette information dont on se doutait : « je ne sais point dissimuler avec elle« . Danceny n’a pas l’étoffe d’un Valmont ou d’une Merteuil. C’est un jeune homme qui se fait croire qu’il est honnête et sincère, mais n’oublions pas qu’il est l’amant occasionnel de Merteuil.
Lettre XCIII : de Danceny à Cécile. Contient cette nouvelle pointe d’ironie : « j’ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui. Vous n’ignorez pas qu’il est mon ami, que c’est la seule personne qui puisse nous rapprocher l’un de l’autre : j’avais cru que ces titres seraient suffisants auprès de vous ; je vois avec peine que je me suis trompé. » Danceny est celui qui, plus ou moins conscient du danger, pousse Cécile dans les griffes de son prédateur.
Lettre XCV : de Cécile à Valmont. Sans le savoir, la jeune fille énonce la vérité sur sa situation d’otage entre Danceny, Valmont, et aussi Merteuil. : « puisque tout le monde le veut, il faut bien que j’y consente aussi. » La phrase porte sur la clef qu’elle se refusait à prendre pour que Valmont accède à sa chambre. C’est une ironie de plus de la part de Laclos. Cécile sait sans savoir, pourrait-on dire. Disons qu’elle devine confusément sa situation; mais comme elle ne sait pas (se) le dire clairement et distinctement, elle est sujette à l’inconscient selon la thèse de Vincent Descombes déjà évoquée moult fois. La fin de la Lettre va très loin dans l’ironie : « j’espère que vous n’en continuerez pas moins à être aussi complaisant que par le passé. J’en serai aussi toujours bien reconnaissante. J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante« . C’est écrit sur le ton que prendrait une jeune femme soumise à la volonté d’un maître, ce qu’elle est en l’occurrence et d’après les règles de l’époque. Jeune femme devant un homme, et moins titrée (me semble-t-il) que le vicomte.
Lettre XCVI : de Valmont à Merteuil. Avec cette Lettre, on entre dans les « choses sérieuses », le sordide de ces intrigues. Valmont y raconte comment il a enfin réussi à « coincer » (le mot n’est pas trop fort) Cécile pour abuser d’elle. Tout d’abord, et par souci du contraste avec le « viol », Laclos laisse Valmont s’attarder sur sa passion pour Tourvel : « jamais je n’avais goûté le plaisir que j’éprouve dans ces lenteurs prétendues. » Propos à opposer à la rapide brutalité de la scène qui suivra. « voilà les délicieuses jouissances que cette femme céleste m’offre chaque jour ; et vous me reprochez d’en savourer les douceurs ! Ah ! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire. » On sent que l’amour q’éprouve Valmont le retient de toute précipitation, de toute violence. Puis avant de passer à Cécile : « j’oublie, en vous parlant d’elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m’y attache, m’y ramène sans cesse, même alors que je l’outrage. Écartons sa dangereuse idée ; que je redevienne moi-même pour traiter un sujet plus gai.« . Valmont feint de ne pas comprendre que cette puissance est celle de l’amour, sujet triste puisque Valmont juge « gai » celui qui vient.
Ce qu’il trouve gai, c’est d’avoir abusé de Cécile. Une fois dans la chambre, Cécile est à la merci de Valmont. Tout ce qui indique un viol s’y trouve. La contrainte, la peur, la résistance, la violence : « j’ai risqué quelques libertés (…) portant toute son attention, toutes ses forces, à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! J’ai donc changé ma marche, et sur-le-champ j’ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux : la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi ; heureusement sa voix s’est éteinte dans les pleurs. Elle s’était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps. » On a raison de voir dans ces lignes la description d’un combat. Cécile résiste, et donc elle est abusée. On peut dire qu’elle est violée. C’est ce qu’ont soutenu, soutiennent et soutiendront un grand nombre de féministes (femmes ou hommes), comme un certain Maxime Triquenaux, que j’ai déjà évoqué dans un autre article à propos de l’expression « culture du viol » que je n’approuve pas. Ici, il sera question de savoir si Cécile est violée ou pas.
Mais peut-on parler du viol de Cécile sans autre précision ? Il me semble que non (je ne dis pas cela pour défendre Valmont). Je m’explique : il y a sans conteste viol si on juge depuis le présent, où les esprits ont été formés à sentir d’une certaine façon les intentions et les actions. Une jeune fille de 2023 à la place de Cécile devant un Valmont (du 18e ou d’aujourd’hui) se représentera ce qu’elle subit de toute évidence comme un viol. Cependant, notre jeune fille née en 2008 (j’écris en 2023 et Cécile a 15 ans dans le roman) n’a pas l’esprit d’une jeune fille de 1783. Certes, Cécile sort d’un couvent, mais elle ne peut ignorer totalement le monde dans lequel elle vit (Merteuil lui en a parlé). Par exemple, elle ne s’offusque guère d’être promise à Germont (imaginez ce qu’en penserait la jeune fille, surtout totalement « occidentalisée » — je mets encore des guillemets parce que le mot me paraît trop vague — de 2023…).. Puis nous verrons le moment venu comment elle réagit à sa nuit avec Valmont (Lettre XCVII). Cette lettre n’est pas écrite avec le pathos d’une femme violée. On m’objectera que c’est un homme qui a écrit cette Lettre. Je rétorquerai que bien des femmes iraient plus loin que moi dans l’hésitation à appeler « viol » ce que subit Cécile. Il me suffira de nommer Annie Le Brun (qu’on l’apprécie ou qu’on la déteste, c’est bien le point de vue anti-féministe d’une femme). J’ai du mal à utiliser le mot viol sans guillemets, bien que la situation, vue depuis le présent, ne laisse pas douter qu’il s’agit d’un acte qui se rapproche du viol. Ce qui me retient, c’est le risque d’anachronisme et d’occidentalo-centrisme (on me pardonnera ce mot affreux). Ayant lu divers ouvrages d’ethnologie, je prendrai exemple de ce domaine pour m’expliquer : quand un peuple dit « primitif » autorise ses enfants à avoir des rapports sexuels autour de dix ans, quand un autre peuple pratique l’anthropophagie ou les sacrifices humains, nous nous laissons trop vite à porter des jugements moraux à partir de nos tables de valeurs. Qu’on se rappelle ce qu’en dit Montaigne dans les Essais (Livre I, chapitre XXXI : « Des cannibales« ) : « nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. » Il faudrait dire pour notre propos « les opinions et usages de l’époque où nous sommes », car la différence des primitifs à nous est davantage temporelle que géographique, tout comme celle de Cécile à la jeune fille de 2023. Or, Cécile pensait avoir subi un viol, elle n’écrirait pas ce qui se trouve dans la Lettre XCVII. Je crois que Laclos a tenu à préserver la complexité des sentiments, comme il le fait avec Valmont et Tourvel, et aussi avec Merteuil qui, toute monstrueuse qu’elle apparaît, gagne notre sympathie par sa révolte contre la domination masculine. La réalité humaine n’est jamais aussi simple que ce qu’en font les idéologies et les mouvements politiques. On le voit avec la conduite de Valmont : « j’avais la malice de n’employer de force que ce qu’on en pouvait combattre. » Il est donc conscient qu’en usant d’extrême violence, il franchirait la frontière entre le « consentement minimal » (je ne m’avancerai pas sur sa définition exacte) et le viol (cette frontière existe).
Lettre XCVII : de Cécile à Merteuil. Comme je viens de le suggérer, on imagine sur quel ton serait écrite la lettre d’une femme violée. Voyons si la Lettre de Cécile lui correspond. Tout d’abord, elle se sent coupable : « grondez-moi bien, car je suis bien coupable« . Elle parle aussi du « rouge de la honte« . Depuis, on a inventé le « syndrome de Stockholm« , mais ce que dit Cécile ne me semble pas avoir grand chose à voir avec celui-ci. Mais coupable de quoi ? D’avoir ressenti du désir en étant embrassée pourtant de force. Parlant du second baiser : « celui-là, je ne savais pas ce qui en était, mais il m’a toute troublée, et après, c’était encore pis qu’auparavant. » Cécile va jusqu’à avouer à Merteuil (qui, n’oublions pas, a rêvé un temps d’en faire sa disciple en libertinage) : « j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. » (…) « il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais… » (…) « je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais« . Il est difficile, ici, de croire que Cécile estime avoir été violée. On peut cependant émettre la théorie qu’elle agit comme Swann quand il est tout près de s’avouer qu’Odette est une cocotte (une prostituée, une demi-mondaine ; ce que le lecteur apprendra plus tard qu’elle était) et qui d’un coup ressent comme une paresse mentale pour éviter de se révéler la vérité (j’évoque de mémoire, un passage d’Un amour de Swann, roman dans le roman Du côté de chez Swann, premier volet de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust). Cécile « préfèrerait » (inconsciemment) penser qu’elle a été consentante plutôt que de se dire qu’elle a été violée sous la contrainte. Cette sorte de ruse serait à l’origine de son sentiment de culpabilité. En tout cas, son attitude est pour le moins ambiguë : « enfin, croiriez-vous que quand il s’en est allé, j’en étais comme fâchée, et que j’ai eu la faiblesse de consentir qu’il revînt ce soir : ça me désole encore plus que tout le reste. » Le départ de Valmont semble l’avoir attristée, et elle a accepté qu’il revienne, même si elle s’en mord vite les doigts. « Et ce matin en me levant, quand je me suis regardée au miroir, je faisais peur, tant j’étais changée. » Cette phrase, qui est fort touchante si on y prend garde, indique que Cécile est consciente d’avoir effectué un saut qui l’a conduite d’un état adamique à un état de pécheresse (pour employer le langage judéo-chrétien encore en vigueur à cette époque : comme Adam et Ève, elle a perdu son innocence, et elle est donc devenue une autre personne). Le miroir lui permet de contempler la transfiguration. La fin de la Lettre renforce cette idée de changement d’identité : « Je n’ose pas signer cette lettre« . Quelques lignes plus haut, la plainte qu’elle laisse échapper devant sa mère (« Ah ! maman, votre fille est bien malheureuse !« ) donnera lieu à une spéculation : Madame de Volanges va croire que l’accablement de sa fille est causé par le projet de mariage avec Germont, ce qui entraînera l’éventualité (qui n’aboutira pas) que Cécile épouse Danceny.
Remarque sur ces deux Lettres importantes pour la compréhension de la conduite de Valmont et Cécile et de l’oeuvre en général (elle sera insérée dans ma présentation générale de l’oeuvre, article intitulé : « Faire croire » dans Les liaisons dangereuses de Laclos (avertissement).
J’ai parlé d’ethnologie pour faire comprendre que les représentations des faits et des actions diffèrent quand bien même les faits et les actions demeurent objectivement les mêmes. Ce que ressent Cécile ne peut être identique à ce que ressent une jeune fille de 15 ans violée par un Valmont contemporain. Pour soutenir cette thèse qui va à contre-courant des idées (reçues) de notre époque, je vais citer Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychanalyse, qui parle ici des indiens Mohaves :
« L’activité sexuelle n’était limitée que par le tabou de l’inceste, que seuls les sorciers avaient tendance à violer. Les seules pratiques sexuelles manifestement absentes étaient le cunnilingus, le fétichisme et le sadomasochisme. Bien que l’activité sexuelle en soi fût considérée comme un sport plein d’agrément, même le coït le plus désinvolte impliquait aussi par définition un engagement de l’ »âme » (…). Le travestissement masculin et féminin était institutionnalisé (…). De nombreux enfants cohabitaient ensemble (sic) — et parfois même avec des adultes — bien avant la puberté : la période de latence* brillait par son absence. (AJOUT : * « période qui va du déclin de la sexualité infantile – 5e ou 6e année – jusqu’au début de la puberté et marque un temps d’arrêt dans l’évolution de la sexualité« , Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 220 ; ce « dogme » freudien est contesté aujourd’hui : voir l’intéressant paragraphe dans le lien vers Wikipédia : Et à la lumière des nouvelles découvertes et de la société d’aujourd’hui) (…) La plupart vadrouillaient en petites bandes, jouant, nageant, s’amusant à des jeux sexuels ou au coït (…). …de ce fait, les enfants mohaves apprenaient très vite à aimer et à faire confiance à tout le monde, et ne développaient donc pas d’attachements émotionnels intenses et exclusifs à l’égard de quiconque. Ceci explique pourquoi l’adulte mohave est si « disponible » tant sur le plan sexuel qu’amical. » (Ethno-psychiatrie des Indiens Mohaves, Synthélabo, collection Les empêcheurs de penser en rond, 1996).
J’ai souligné ce qui ne manquera pas d’étonner, de scandaliser et d’indigner (l’indignation est un péché contre l’esprit, ai-je l’habitude de dire à mes élèves) les occidentaux élevés dans le climat judéo-chrétien (même si Dieu n’est plus à l’honneur, son ombre plane encore au-dessus de l’occident). Nos règles morales concernant la sexualité, la famille, les enfants ne sont pas universelles.
Peut-on juger les pratiques des Indiens Mohaves ? Non. Cette thèse culturaliste (il s’agit de comprendre comment les individus sont intégrés à leur société sans porter aucun jugement extérieur, surtout de valeur, comme les jugements moraux ; à ce titre, le premier culturaliste fut Montaigne, si l’on excepte Hérodote et son Enquête. Et pour ceux qui penseront que Georges Devereux était relativiste, voici ce qu’il déclare dans une mise au point : « Loin d’affirmer que »la normalité psychique est relative, c’est-à-dire liée à la culture », je rejette cette théorie inadmissible (…) À un autre niveau, je vois le relativisme culturel comme un symptôme de nihilisme éthique, d’aliénation de la réalité et d’extrême conformisme. En bref, ma conception de la normalité (…) n’est ni relativiste ni liée à la culture, mais absolue et culturellement neutre, c’est-à-dire psychanalytique. » (ibid. p. 21). Je crois de Devereux, au sujet de ce que subit Cécile, dirait qu’elle est suffisamment conditionnée pour accepter son sort d’être mariée par avance à Gercourt, mais qu’elle ne peut que souffrir profondément du rapport pathologique qu’elle a avec Valmont, et aussi Merteuil. La tromperie et la falsification généralisées, le manque de confiance qui en résulte (cette confiance dont jouissaient les enfants Mohaves), cela ne peut laisser aucun être humain indemne. C’est là une constante dans l’homme. Je développerai cela dans mon Avertissement, et j’en parlerai aussi dans l’article à venir, À propos du mensonge).
Lettre XCVIII : de Madame de Volanges à Merteuil. Où la mère de Cécile montre son bon coeur à l’égard de sa fille : « risquer de la livrer à un désespoir éternel, cela n’est pas dans mon cœur. » Voyant que sa fille « se livre de plus en plus à une mélancolie dangereuse« , qu’elle « change à vue d’œil« , elle est prête à renoncer au mariage, pourtant plus avantageux qu’avec Danceny, avec Gercourt : « je ne souffrirai point qu’elle épouse celui-ci pour aimer celui-là, et j’aime mieux compromettre mon autorité que sa vertu. » Son malheur, et celui de sa fille, est qu’elle demande conseil à Merteuil en qui elle a confiance. Elle fait pourtant une critique des conventions matrimoniales de l’époque qui pouvait plaire à la Marquise : « L’espoir d’un avenir si doux doit-il être sacrifié à de vaines considérations ? Et quelles sont celles qui me retiennent ? uniquement des vues d’intérêt. » (où l’on devine que c’est Laclos qui parle à travers elle).
Lettre XCIX : de Valmont à Merteuil. Valmont commence par dire le plaisir qu’il prend au château de sa tante : »Qu’a-t-on de plus sur un plus grand théâtre ? » (idée classique : la société est pareille à un théâtre, où chaque homme joue un rôle, où l’hypocrisie règne). Cette lettre sert aussi à montrer par contraste avec la Lettre suivante que Tourvel va se jouer de lui. Il croit être parvenu au but : « J’ai assisté ce soir à l’agonie de la vertu. La douce faiblesse va régner à sa place. (…) Ma farouche dévote courrait après moi, si je cessais de courir après elle. »
Lettre C : de Valmont à Merteuil. Il découvre que celle qu’il désire tant l’a fui : « je suis au désespoir : madame de Tourvel est partie. » Valmont est vient à dire : »il faut renoncer à connaître les femmes » (ce qui est amusant de la part d’un séducteur réputé, et révèle que sa connaissance de l’autre sexe est superficielle). Lui, si perfide, dans sa colère, a le culot de s’indigner de ce qu’il croit être une fourberie de la part de Tourvel (alors que c’est par amour pour lui qu’elle s’en éloigne) et d’étendre celle-ci à toutes les femmes : « O femmes, femmes ! plaignez-vous donc, si l’on vous trompe ! Mais oui, toute perfidie qu’on emploie est un vol qu’on vous fait. (…) Insensé ! je redoutais sa sagesse ; c’était sa mauvaise foi que je devais craindre. » Cette colère dissimule la passion qui le dévore, qui va au-delà de son appétit sexuel : « Mais quelle fatalité m’attache à cette femme ? » Valmont ignore encore qu’il est le jouet de l’amour, ou peut-être seulement de la loi du désir : « Pourquoi courir après celui (le plaisir) qui nous fuit, et négliger ceux qui se présentent ? » Parce que c’est la loi du désir ! Platon, le premier, définit le désir comme le sentiment d’un manque, Spinoza dit que toutes choses égales par ailleurs, un objet difficilement accessible stimule davantage le désir qu’un objet aisément accessible, et Proust écrit que la jalousie, qui est l’expérience la plus douloureuse du manque, puisque l’objet du désir est possédé par un rival, est la seule vraie preuve de l’amour.
Lettre CII : De Tourvel à madame de Rosemonde. Elle avoue dans cette Lettre son amour pour Valmont : « J’aime, oui, j’aime éperdument. » Elle fuit, bien que tout la pousse à se jeter dans les bras de Valmont. Mais « il vaut mieux mourir que de vivre coupable. » C’est ce qui lui arrivera, et on devine qu’elle prévoit déjà sa fin : « Que m’est-elle (la vie) sans lui ? ne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? Condamnée à faire éternellement son malheur et le mien ; à n’oser ni me plaindre, ni le consoler ; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même ; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur : vivre ainsi n’est-ce pas mourir mille fois ? » Tourvel est consciente que leur amour est sans avenir dans l’ancien régime. La fin de la Lettre montre que le couple Tourvel/Rosemonde fait miroir au couple Cécile/Merteuil (l’un étant fondé sur la bonté et la sincérité, l’autre sur la méchanceté et le mensonge).
Lettre CIII : Madame de Rosemonde à Tourvel. Lettre qui montre qu’il y a des femmes qui voient la vérité sans avoir à devenir des Merteuil. La vieille dame avait compris dans quel état se trouvait Tourvel avant de recevoir sa Lettre : « vous n’avez pas écrit son nom une seule fois. Je n’en avais pas besoin ; je sais bien qui c’est. Mais je le remarque, parce que je me suis rappelée que c’est toujours là le style de l’amour. Je vois qu’il en est encore comme au temps passé. » Comprenant que Tourvel a besoin d’une confidente pour s’épancher, Rosemonde lui écrit ces mots touchants : « quand ce malheureux amour, prenant trop d’empire sur vous, vous forcera d’en parler, il vaut mieux que ce soit avec moi qu’avec lui. » Il est possible, même dans une société corrompue par la tromperie et l’affectation, de nouer et d’entretenir des liens sincères (n’en déplaise à Sartre..; et sans avoir besoin de mettre en cause le système politique, religieux et moral qui domine). Cette Lettre montre de surcroît que Tourvel n’a pas à être jugée coupable bien qu’elle ait succombé à la passion amoureuse qui conduit à l’adultère (ce qui est une audace de la part de Laclos).
Lettre CIV : de Merteuil à madame de Volanges. Réponse à la Lettre XCVIII. Merteuil montre ici sa dureté à l’égard de l’amour. Il semble que, cause ou effet de sa révolte contre l’ordre phallocratique qui règne, Merteuil n’ait jamais éprouvé ce doux sentiment (trop doux pour elle). Qu’écrit-elle de l’amour ? Qu’il s’agit d’un « goût frivole« . Parlant d’elle-même, elle ajoute : » je n’ai jamais cru à ces passions entraînantes et irrésistibles dont il semble qu’on soit convenu de faire l’excuse générale de nos dérèglements. Je ne conçois point comment un goût qu’un moment voit naître, et qu’un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes inaltérables de pudeur, d’honnêteté et de modestie ; et je n’entends pas plus qu’une femme qui les trahit puisse être justifiée par sa passion prétendue, qu’un voleur ne le serait par la passion de l’argent, ou un assassin par celle de la vengeance. » Cette tirade est digne des plus anti-romantiques penseurs (je pense à Schopenhauer, par exemple). Son argumentaire est à double sens. On croirait qu’elle défend les valeurs morales, mais ce sont des valeurs immorales qu’elle défend ; là où Madame de Volanges entend la vertu chrétienne, Merteuil parle de vertu au sens ancien de « force » ou « pouvoir » ; vertu et virilité ont la même source étymologique ! « pour résister, il suffisait de le vouloir ; et jusqu’alors au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que serait la vertu, sans les devoirs qu’elle impose ? son culte est dans nos sacrifices, sa récompense dans nos cœurs. Ces vérités ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnaître ; et qui, déjà dépravés, espèrent faire un moment d’illusion, en essayant de justifier leur mauvaise conduite par de mauvaises raisons. » (j’ai souligné un parfait double sens : Mme de Volanges peut entendre un éloge des vertus chrétiennes, tandis que Merteuil exprime sa conception libertine, amorale et révoltée de la vie). Suit un ensemble d’arguments destinés à persuader Madame de Volanges de ne pas céder au caprice de sa fille (car le mariage avec Gercourt demeure le but de l’intrigue de Merteuil). Elle va jusqu’à dire : « J’ignore, ma chère amie, si j’ai contre cette passion une prévention trop forte ; mais je la crois redoutable, même dans le mariage. (…) J’ai rencontré (…) plusieurs femmes atteintes de ce mal dangereux (…) . A les entendre, il n’en est point dont l’amant ne soit un être parfait : mais ces perfections chimériques n’existent que dans leur imagination. (…) elles en parent à plaisir celui qu’elles préfèrent ; c’est la draperie d’un dieu, portée souvent par un modèle abject (…) dupes de leur propre ouvrage, elles se prosternent pour l’adorer. » Ce ne sont pas là des mensonges, puisqu’il s’agit d’une critique (recevable) de la passion amoureuse, qui prend sa source dans l’idée que Merteuil se fait des rapports ente femme et homme.
Lettre CV : de Merteuil à Cécile. Éloge de la vie libertine et de l’esprit qui l’accompagne : « vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs ! Rien de mieux, et vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. » Merteuil se moque des peines de Cécile, qu’elle tente de convertir à sa façon de voir le monde. Elle ironise sur la conduite vertueuse qu’elle aurait pu avoir : « vous avez manqué votre chef-d’œuvre ; c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! et quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ; et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché ; vous vous seriez désolée tout à votre aise ; et Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs. » Cette tirade contient une vérité du point de vue factuel. Merteuil présente à Cécile l’alternative que lui offre, selon elle, l’ancien régime : le couvent ou le libertinage. Espérons toutefois que de nombreuses femmes ont réussi à trouver une troisième voie permettant de trouver leur bonheur malgré les conventions de l’époque. Merteuil propose à demi-mot à la jeune fille de devenir son double : « Sérieusement, peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? (…) si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu’on fasse de vous ? Que peut-on en espérer ; si ce qui fait venir l’esprit aux filles semble au contraire vous l’ôter ?« (j’ai souligné ce qui fait écho à la confession de Merteuil dans la Lettre CXXXI). Parlant de la honte de Cécile pour avoir cédé aux avances de Valmont, le niveau de moralité de Merteuil se montre très bas (ce que Laclos impute sûrement à la société d’ancien régime) : « tranquillisez-vous ; la honte que cause l’amour est comme sa douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. » Elle va jusqu’à lui reprocher la mauvaise foi de sa Lettre XCVII, en la citant : « Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez, qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s’en est allé, était-ce bien la honte qui le causait, ou si c’était le plaisir ? et ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah, petite fille, vous mentez, et vous mentez à votre amie ! » Par où l’on voit que la duplicité, sinon le mensonge, infecte toute la société jusqu’aux victimes, et pas seulement Merteuil et Valmont. La Marquise va donc inculquer ses principes faux et trompeurs à Cécile. Parlant de sa mère, elle lui conseille : « Cette ruse qu’elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. (…) Pour ce qu’on fait d’un mari, l’un vaut toujours bien l’autre« . Puis elle lui montre que, mariée, elle pourra garder Valmont, ou Danceny, ou les deux. On peut trouver répugnants les conseils de Merteuil, mais n’était-ce pas l’organisation même de la société d’ancien régime qui rendait nécessaire un tel cynisme ? Merteuil aussi en est la victime, quoique à un degré différent. Les résistances à un régime sont souvent aussi immorales que le régime lui-même (les mauvaises habitudes ne se perdent pas aisément). La Lettre se conclut sur une ultime conseil (qui pourrait être de Baltasar Gracian — cf. trois livres parus chez Champ Libre vers 1980 : Le héros, L’homme de cour et L’homme universel) : « Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d’où cela vient ; c’est que vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi, qui devons n’avoir rien de caché l’une pour l’autre : mais avec tout le monde ? avec votre amant surtout ? vous auriez toujours l’air d’une petite sotte. » (j’ai souligné ce qui pourrait passer pour la devise du menteur). Se rendre impénétrable et ne point laisser connaître ses passions, pour parler comme Gracian, tels sont les « bons » (si on considère le milieu dans lequel vivent les femmes au 18e siècle) conseils de Merteuil à Cécile. Il est vrai que ces propos vont ici à contre courant de notre époque qui souhaiterait que les rapports humains soient transparent. Pour qui l’ignorerait, la première dystopie du 20e siècle — qui date de 1920 —, Nous autres, d’Evgueni Zamiatine, décrit la vie dans une société totalitaire (l’URSS naissante), où les maisons ont des murs de verre. La transparence est un piège, et se rendre transparent, c’est se condamner à la faiblesse. C’est pourquoi je juge recevable ce dernier conseil de Merteuil (même si je préfère la façon de le dire — et le personnage — de Gracian).
Lettre CVI : de Merteuil à Valmont. Après avoir jugé sévèrement son acolyte, désemparé par la fuite soudaine de Tourvel (« vous n’avez pas le génie de votre état ; vous n’en savez que ce que vous en avez appris, et vous n’inventez rien. Aussi, dès que les circonstances ne se prêtent plus à vos formules d’usage, et qu’il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un écolier.« ), elle explique pourquoi elle renonce à faire de Cécile une libertine comme elle. Elle le dit en des mots très durs, mais très lucides quant aux qualités intellectuelles de Cécile. Il semble aussi qu’elle distingue trois types de femmes ; celles qui jouent le jeu lucidement mais passivement, celles qui se révoltent et trichent, comme elle-même, et celles qui ne comprennent rien, comme Cécile, et sont condamnées à être le jouet des autres, hommes ou femmes : « Je me désintéresse entièrement sur son compte. J’avais eu quelque envie d’en faire au moins une intrigante subalterne et de la prendre pour jouer les seconds sous moi : mais je n’y vois pas d’étoffe ; elle a une sotte ingénuité qui n’a pas cédé même au spécifique que vous avez employé, et qui pourtant n’en manque guère ; et c’est, selon moi, la maladie la plus dangereuse que femme puisse avoir. Elle dénote, surtout, une faiblesse de caractère presque toujours incurable, et qui s’oppose à tout ; de sorte que, tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue, nous n’en ferions qu’une femme facile. Or, je ne connais rien de plus plat que cette facilité de bêtise, qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi, uniquement parce qu’on l’attaque et qu’elle ne sait pas résister. Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir. » (j’ai souligné les propos les plus intéressants)
Il y a ensuite un passage qui montre l’extrême cruauté de Merteuil, prête à sacrifier un être humain sur l’autel de ses visées : « n’oublions pas que de ces machines-là, tout le monde parvient bientôt à en connaître les ressorts et les moteurs ; ainsi, que pour se servir de celle-ci sans danger, il faut se dépêcher, s’arrêter de bonne heure, et la briser ensuite. » Remy de Gourmont se souviendra peut-être de cette Lettre quand il écrira sa nouvelle L’automate.
Pour finir, il y a un passage qui montre que Merteuil a un certain sens de l’honnêteté intellectuelle (même si cela peut prêter à rire) : « je méprise les femmes assez dépravées pour avoir un amant ! Il est si commode d’être rigoriste dans ses discours !«
Lettre CVIII : de Tourvel à madame de Rosemonde. Lettre qui contient une longue plainte, de celles qu’on appelait jadis « délectation morose » (les psychiatres du début du 20e) : « Être soi-même l’artisan de son malheur« . Tourvel a l’honnêteté de reconnaître cette vérité (c’est ainsi qu’en parle aussi Diderot : nous sommes responsables de notre crédulité ; idée chère aux stoïciens pour qui nous nous maîtres de nos jugements), qui entraîne, de facto, que Valmont n’est responsable que de sa partie : désir, séduction, tromperie, passion amoureuse, et mort en duel. À la fin de la lettre, elle évoque une lettre de Valmont : « J’ai bien encore là sa lettre… ; mais vous êtes sûrement de mon avis, je ne dois pas l’ouvrir » : si elle ne la détruit pas aussitôt, c’est qu’elle se ment. Il y a donc dans cette lettre des vérités et des mensonges que Tourvel fabrique pour elle-même.
Lettre CIX : de Cécile à Merteuil. Pour celles et ceux qui maintiendraient que Cécile a été violée (vu depuis 2023, je ne le conteste pas… mais il faut considérer les conduites à partir des personnes et de l’époque où ils pensent, parlent, écrivent et agissent), une phrase éloquente : « Je vois bien que ce que je croyais un si grand malheur n’en est presque pas un ; et il faut avouer qu’il y a bien du plaisir : de façon que je ne m’afflige presque plus. Il n’y a que l’idée de Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où je n’y songe pas du tout ! aussi c’est que M. de Valmont est bien aimable ! » Ce qu’elle a subi de la part de Valmont n’est donc qu’un « petit malheur ordinaire » (presque le bonheur selon Freud). En quoi serait-ce étonnant puisque cela vient de l’esprit d’une demoiselle du 18e siècle qui ne s’offusquait pas d’être mariée si jeune à un homme si vieux pour elle (Gercourt semble avoir dans les 40 ans) ? Cécile apprend aussi la duplicité et le mensonge. L’unité de sa personne (le vrai but de l’éducation selon Allan Bloom) vole donc en éclat. Elle invite Danceny dans sa chambre (bien qu’il n’y fasse pas grand chose, semble-t-il), commençant à s’habituer à mener une vie libertine (sans sa naïveté et son peu d’intelligence, elle aurait volontiers embrassé une vie à la Merteuil). Cette vie et ce moi divisés lui conviennent parce que c’est toujours plus facile d’être double que d’être un : « C’est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j’aime, et que M. de Valmont…« . On devine aisément le verbe qui manque. Cécile fait ce que ne va pas jusqu’à faire la femme du rendez-vous galant dont parle Sartre dans L’être et le néant : elle sépare l’amour et le respect du sexe et du désir.Cécile apprend aussi la dissimulation : « je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe avec M. de Valmont« . En somme, cette lettre a pour fonction de nous montrer une Cécile contente d’entrer dans le désordre du siècle comme elle entrera à la fin du roman dans les ordres de la règle monacale.
Lettre CX : Lettre importante de Valmont à Merteuil, surtout parce qu’elle contient ce que Valmont appelle « catéchisme de débauche« . Nous sommes tout près du livre érotique, rempli de cruautés diverses, du Marquis de Sade, Justine ou les infortunes (ou malheurs) de la vertu, dans lequel la pauvre Justine, sorti à 12 ans du couvent du fait de sa pauvreté, ira de malheur en malheur. En 1791, un critique en dit ceci, qui s’appliquerait aussi à Laclos : « « Si pour faire aimer la vertu on a besoin de connaître l’horreur du vice tout entière, (…) ce livre peut être lu avec fruit. »
Valmont parle à Merteuil de sa passion pleine d’ambivalence pour Tourvel : « je possède à la fois les deux existences*. Oui, mon amie, je suis, en même temps, très heureux et très malheureux » (*Merteuil parlait dans la Lettre LXXIV de l’amour et la haine qui couchent sous le même toit, et proposer à Valmont de doubler son existence, entre Cécile et Tourvel). Cet état de bonheur et de tristesse est typique de la passion amoureuse. Une phrase confirme qu’il est passionné : « Ce n’est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu’elle se livre. » Posséder ne suffit jamais à l’amoureux — d’autant qu’on ne possède jamais ce qu’on aime (leçon prousienne) —, il lui faut aussi que l’autre, en s’offrant de soi-même lui prouve qu’il est possédé (comme on dit « être possédé par le diable »). La tromperie se perfectionne en ceci que Valmont est conscient du fait que Tourvel ne doit pas prendre conscience du danger qu’il y a à aimer et à être aimé : « surtout, lui fermer les yeux sur le danger, car si elle le voit, elle saura le surmonter ou mourir. » Valmont est lucide sur les risques de l’amour.
Cette importante lettre est aussi, très ironiquement, une éducation négative à la Rousseau, mais deux fois négative (donc anti-rousseauiste à sa façon) : « Chez les pédagogues qui précédèrent Rousseau, tous les principes d’éducation avaient comme caractéristique de vouloir former un être humain en vue de quelque chose. Ainsi, on éduquait dans le but de rendre l’être humain savant ou croyant, pour en faire un citoyen, un érudit, un lettré, un prêtre, etc. L’éducation « travaillait » l’enfant en vue de le rendre conforme à un modèle idéal répondant à des normes sociales. Dans l’optique de Rousseau, la situation doit changer du tout au tout. Selon lui, il ne faut pas traiter l’enfant comme un moyen, mais plutôt comme une fin absolue. Pour lui l’éducation ne doit pas chercher à former un type d’homme ou de femme en particulier, mais bien l’homme et la femme dans leur essence même*. Puisqu’il faut redécouvrir l’être humain naturel, l’éducation ne doit pas superposer à l’enfant une culture comme seconde nature artificielle, mais laisser l’enfant se développer librement sans entraver son développement. » (extrait tiré du très bon article, Rousseau et l’éducation : apports et tensions). Valmont « éduque » Cécile comme s’il pensait que l’essence de la femme était de se dépraver afin de satisfaire aux désirs des séducteurs comme lui. On apprend ainsi que Cécile est une « petite personne (…) rieuse« . Chose qui facilite évidemment le travail de « pédagogue » négatif de Valmont : « accélérer son éducation » suppose l’emploi d’un moyen qu’il juge très efficace : inspirer à Cécile « le plus profond mépris pour sa mère. » C’est un moyen « indispensable, et souvent même le plus efficace, quand on veut la dépraver« . De nos jours encore, on voit que dresser les générations les unes contre les autres est le meilleur moyen pour empêcher une saine éducation (dont le but est l’unité de la personne… je répète la leçon d’Allan Bloom dans son beau livre L’amour, l’amitié). Valmont est donc capable d’énoncer des propositions vraies (sûrement pour Laclos lui-même, tout en les renversant et les tournant à son avantage de libertin : « celle qui ne respecte pas sa mère ne se respectera pas elle-même : vérité morale« . Il est piquant de lire une leçon de morale de la bouche même d’un être amoral. Non content d’inculquer des principes faux à Cécile (« l’écolière est devenue presque aussi savante que le maître. (…) je lui ai tout appris, jusqu’aux complaisances ! »), Valmont lui tend un piège fatal qui la conduira non aux plaisirs du libertinage mais aux rigueurs du couvent : » je n’ai excepté que les précautions.« ). Les complaisances sont les pratiques sexuelles non génitales, dirait un psychanalyste, celles condamnées par l’Église catholique (mais quasiment encouragées de nos jours), tandis que les précautions, que Valmont n’enseigne pas à Cécile (que fait sa mère ?) ce qu’il faut faire pour ne pas tomber enceinte.
Épuisé par les nuits passées à « instruire » Cécile des choses de l’amour charnel, Valmont reste dans sa chambre la journée, feint d’être malade, et « espère (qu’elle) pourra (lui) être encore de quelque utilité auprès de l’austère dévote« . Valmont espère même « qu’elle (Tourvel) ne manquera pas de s’en attribuer l’honneur. » (ce en quoi il a raison, la Lettre CXIV de Tourvel à Madame de Rosemonde l’atteste).
Lettre CXII : de Madame de Rosemonde à Tourvel. Sans autre intérêt que le sourire du lecteur à deux évocations, qui rappellent que les personnes âgées, les parents en général, ne voient souvent rien de ce qui se passe chez les jeunes gens et leurs enfants. La première au sujet de son neveu Valmont : « Mon neveu est aussi un peu indisposé, mais sans aucun danger, et sans qu’il faille en prendre aucune inquiétude ; c’est une incommodité légère, qui, à ce qu’il me semble, affecte plus son humeur que sa santé. Nous ne le voyons presque plus. » La seconde au sujet de la Présidente de Tourvel : « Sa retraite et votre départ ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire*, et bâille, tant que la journée dure, à avaler ses poings. (…) elle nous fait l’honneur de s’endormir profondément toutes les après-dînées. » (*regrette votre absence). Le lecteur, qui sait ce que signifie la fatigue de Cécile, ne peut qu’en sourire.
Lettre CXII : de Merteuil à Valmont. Longue lettre assez importante pour plusieurs déclarations qu’elle contient. D’abord cette demi-vérité qu’on vite préfère oublier : « madame de Volanges vous hait, et la haine est toujours plus clairvoyante et plus ingénieuse que l’amitié. » Les sentiments doux et bons sont fondés sur la confiance et la crédulité (on refuse de voir les défauts de ceux qu’on aime), tandis que les sentiments violents et mauvais le sont sur la lucidité et la méfiance extrêmes : on n’est jamais déçu par ceux qu’on hait. Demi-fausseté ensuite : la haine aveugle autant sinon davantage que l’amour puisqu’elle exagère les défauts et refuse de croire en l’amendement* de la personne qui a pu mal se conduire. (* (« changement par lequel on devient en meilleur état, tant à l’égard de l’âme que du corps. Il faut prier pour l’amendement des pécheurs », selon le Dictionnaire universel de Furetière (1690). C’est une confirmation en tout cas de ce que Merteuil est presque entièrement constituée de haine. Autre demi-vérité : « C’est de quarante à cinquante ans que le désespoir de voir leur figure se flétrir, la rage de se sentir obligées d’abandonner des prétentions et des plaisirs auxquels elles tiennent encore, rendent presque toutes les femmes bégueules et acariâtres » (demi car toutes les femmes ne souffrent pas de ce désespoir, seulement les très coquettes, les narcissiques, les séductrices). Merteuil pourrait penser à son propre avenir, puisque sa vie est aussi une vie de séductrice. Mais elle distingue deux classes de femmes de ces âges : « celle (…) qui n’ont eu pour elles que leur figure et leur jeunesse« , qui tombe dans une existence morne et stupide, et celle, « beaucoup plus rare, mais véritablement précieuse (…) qui, ayant eu un caractère et n’ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se créer une existence, quand celle de la nature leur manque« . Merteuil se range évidemment dans cette classe des femmes qui savent être méchantes (puisqu’elle dit de la première classe qu’elles le sont rarement). Ces femmes, selon Merteuil, auraient »le jugement très sain, et l’esprit à la fois solide, gai et gracieux » qui leur permettrait de « longues réflexions sur la faiblesse humaine » (jamais elle ne semble s’intéresser à la force, aux vertus humaines). Peut-on dire de Merteuil qu’elle se leurre sur son propre compte ? Certainement, mais il faut nuancer : elle dispose d’une vue sur l’humanité plus profonde que Mesdames de Volanges et de Rosemonde, dont on peut dire qu’elles sont bonnes par la faiblesse de leur jugement.
Merteuil ne supporte ni la bêtise, ni la tendresse, et encore moins la vénération (sentiment qu’elle ignore tout à fait) : « Belleroche m’est devenu insupportable. Il a tellement redoublé d’attention, de tendresse, de vénération, que je n’y peux plus tenir« . On devine que ce Belleroche est un homme stupide : « il m’excède par son enchantement éternel« . L’âme révoltée, pleine de ressentiment de Merteuil n’a sûrement jamais goûté à cette joie-là. Pour le refroidir un peu, elle exploite toutes les tromperies psychologiques possibles, en jouant « la froideur, le caprice, l’humeur, les querelles« .
Elle annonce aussi à Valmont qu’elle a désormais conquis Danceny, qui est donc devenu son amant : « je ne suis pas encore réduite à l’éducation des enfants ; mais celui-là mérite d’être excepté ; il n’a que les grâces de la jeunesse, et non la frivolité. Sa grande réserve dans le cercle est très propre à éloigner tous les soupçons« . Il a cette qualité insigne de ne pouvoir être soupçonné d’avoir Merteuil comme amante et cette autre d’être moins superficiel (du fait de sa jeunesse et/ou de son statut modeste ?) que les autres hommes qu’elle fréquente. Elle va jusqu’à dire qu’il serait dommage qu’il aille « s’abrutir auprès de cette petite imbécile de Volanges. J’espère qu’il se trompe en croyant l’aimer : elle est si loin de le mériter !«
Lettre CXIV : de Tourvel à madame de Rosemonde. Lettre remplie d’inquiétude pour l’état de Valmont. Elle se laisse tromper avec une facilité que seul son amour pour lui peut expliquer sinon excuser. Parlant de sa réclusion dans sa chambre (ce qui n’est qu’un stratagème), elle écrit : »Il n’est pas rare que la mélancolie et le dégoût du monde soient des symptômes avant-coureurs de quelque maladie grave« . Sans le savoir, et bien que trompée, Tourvel perçoit bien la vérité de ce qui la menace. Pressentant les malheurs qui fondent sur elle : « je sens que je suis née pour les éprouver tous.«
Lettre CXV : de Valmont à Merteuil. On apprend que Valmont ne recule pas devant l’espionnage pour mieux manipuler Tourvel : « je suis dans la confidence de ma belle ; elle ne me dit pas ses secrets, mais je les surprends. Deux lettres d’elle à madame de Rosemonde m’ont suffisamment instruit, et je ne lirai plus les autres que par curiosité« . Ces lettres destinées à la tante de Valmont, Madame de Rosemonde, contiennent l’aveu complet de la passion amoureuse de Tourvel. Le secret de la vie privé est donc violé sans vergogne (chose devenue ordinaire de nos jours, avec les techniques sophistiquées de surveillance des messages électroniques au niveau des États). La fin de la phrase trahit un mensonge à soi de Valmont : s’il poursuit leur lecture, bien qu’elles n’apprennent plus rien d’important au séducteur, elles charment l’amoureux.
Lettre CXVII : de Cécile à Danceny. (Dictée par Valmont.). Contient un bel exemple de persiflage. Parlant de Valmont : « vous avez là un bien bon ami, je vous assure ! Il fait tout comme vous feriez vous-même. » C’est possiblement une cruauté de la part de Cécile (sauf si elle ne comprend même pas ce qu’elle écrit), puisque ces mots sont adressés à celui qui l’aime et qu’en écrivant cette lettre, elle est consentante.
Lettre CXVII : de Madame de Rosemonde à Tourvel. Oùl’on apprend que Valmont feint maintenant de revenir vers la religion : »depuis quatre jours il y va régulièrement entendre la messe. Dieu veuille que cela dure ! » Cette feinte se double de la Lettre suivante, adressée au Père Anselme. Madame de Rosemonde dit une demi-vérité en écrivant : « singulière manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes pour quelque chose. » Car si c’est bien pour Tourvel qu’il agit ainsi, il n’y a là aucun retour véridique vers la religion.
Lettre CXX : de Valmont au père Anselme. Il écrit à ce religieux parce qu’il sait qu’il est le confident de Tourvel. Il déploie un talent remarquable pour adapter son style à ce nouveau corespondant. Son propos est plein d’onction (« Douceur dans les gestes, les paroles, qui dénote la piété, la dévotion, parfois hypocrites. »Le Robert), voire de componction (« Gravité recueillie et affectée. » Le Robert). Il souhaite pouvoir continuer de correspondre avec Tourvel pour conserver son emprise sur elle, mais sachant que le Père trouvera étrange sa méthode, il précise pourquoi il fait ainsi. On a alors un propos touffu et obscur, digne des « conneries » (bullshit) que dénonce Frankfurt (dont j’ai déjà parlé) dans son livre Bullshit, traduit par De l’art de dire des conneries : « le parti de refuser toute correspondance avec moi : parti que j’avoue volontiers aujourd’hui ne pouvoir blâmer, puisqu’elle ne pouvait prévoir des événements auxquels j’étais moi-même bien loin de m’attendre, et qui n’étaient possibles qu’à la force plus qu’humaine qu’on est forcé d’y reconnaître. » Mais bien entendu, Valmont ne dit pas n’importe quoi : il dit seulement ce qu’il faut qu’il dise, tout en pensant autre chose. Citant Frankfurt qui en parle à propos d’un discours patriotique édifiant qu’il donne en exemple, « ce type de discours grandiloquent constitue une fumisterie« . Ce qui intéresse Valmont, « c’est ce que les gens pensent de lui » (toujours Frankfurt), en l’occurrence le Père Anselme (prénom qui signifierait « protection divine »). ce qui n’empêche pas valmont de poser ses conditions, puisqu’il tient à revoir Tourvel : « Ce ne sera qu’après cette expiation préliminaire, que j’oserai déposer à vos pieds l’humiliant aveu de mes longs égarements. » On notera que cette langue grandiloquente est assez facile à utiliser, une fois qu’on l’a apprise. Rien en elle qui dénote la sincérité, la véracité, le souci de la précision et de l’exactitude, seulement la recherche de l’effet souhaité sur l’auditeur. Il faut cependant être bien aveugle pour prendre au sérieux ce genre de phrase (qui donc ne peut être destiné qu’à un lecteur pour le moins égaré à sa façon) dont on a envie de rire dès qu’on a un semblant de lucidité : « guider mes pas dans un sentier nouveau« , et : « je ne cesserai jamais d’honorer celle dont le ciel s’est servi pour ramener mon âme à la vertu, par le touchant spectacle de la sienne. (..) et encore : « ramener mon âme à la vertu. »
Lettre CXXI : de Merteuil à Danceny. Merteuil tance Danceny de lui parler de façon ampoulée et trompeuse (ainsi, elle ne supporte pas la tromperie qu’elle-même pratique : ce qui est somme toute assez logique, car elle sent la fumisterie venir de loin) : »Quittez donc, si vous m’en croyez, ce ton de cajolerie, qui n’est plus que du jargon, dès qu’il n’est pas l’expression de l’amour. Est-ce donc là le style de l’amitié ? non, mon ami : chaque sentiment a son langage qui lui convient ; et se servir d’un autre, c’est déguiser la pensée qu’on exprime. Je sais bien que nos petites femmes n’entendent rien de ce qu’on peut leur dire, s’il n’est traduit, en quelque sorte, dans ce jargon d’usage ; mais je croyais mériter, je l’avoue, que vous me distinguassiez d’elles. Je suis vraiment fâchée, et peut-être plus que je ne devrais l’être, que vous m’ayez si mal jugée. » (j’ai souligné ce qui me semble particulièrement important). Tout est vrai dans ce passage et Merteuil ne se laisserait pas rouler dans la farine par un Tartuffe… Merteuil sait faire le partage entre la tricherie et la véracité (même si elle emploie les deux). Elle demande à son correspondant de la franchise, ce qui pourrait étonner : « Mon ami, quand vous m’écrivez, que ce soit pour me dire votre façon de penser et de sentir, et non pour m’envoyer des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou moins bien dites dans le premier roman du jour. » Mais non, il n’y a pas lieu, sauf si l’on tient à noircir, donc à fausser son portrait : elle aussi a soif de rapports humains empreints du souci de véracité. Son art de dissimuler, elle le réserve à ses ennemis, i.e. les hommes en général et les femmes mariées et (vraiment ou faussement) vertueuses. Avec Danceny, dont elle apprécie les qualités, et dont la passion amoureuse est tournée vers Cécile, ce qui lui évite de courir le risque d’aimer et d’être aimée, Merteuil apprécie que la relation ne soit pas entachée de cette hypocrisie dont elle est prisonnière : « j’aime mieux m’en tenir à ma franchise ; c’est donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, et de l’intérêt qu’elle m’inspire. Il est fort doux d’avoir un jeune ami dont le cœur est occupé ailleurs. » Tout l’ancien régime est marqué par l’hypocrisie (toute société ?) puisqu’il faut compter avec Diderot, François Poullain de La Barre (cartésien et féministe) et Madame Roland et quelques autres pour mettre un peu de véracité dans cette fin de siècle et de régime. Elle semble même regretter de ne pouvoir vivre à découvert comme pourraient le faire Cécile et Danceny (ils ne feront que frôler le mariage) : « Vous avez raison de vous rendre aux motifs tendres et honnêtes « . Elle apprécie réellement Danceny (ce couple est le pendant de celui formé par Tourvel et Valmont… et ils survivront tous deux) et le lui montre par sa franchise : « Vous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui manque à la vôtre, franchise et simplesse. » Si elle lui demande de « parler vrai », ce qui sonne étrangement sous sa plume, c’est qu’elle ne peut trouver du réconfort que lorsqu’elle goûte enfin un peu de franchise dans une relation humaine. Car, somme toute, elle est un être humain comme un autre. C’est la société d’ancien régime qui la force à se dissimuler, et pas son goût de la liberté et du libertinage (qui ne sont certes pas la même chose).
Lettre CXXII : de madame de Rosemonde à Tourvel. Cette lettre est le pendant côté Valmont de la franchise réclamée par Merteuil dans la lettre précédente. Il semble qu’il ne joue plus la comédie lorsque Madame de Rosemonde lui rend visite dans sa chambre, même si la fin de la phrase laisse planer un doute : » il avait l’air très touchant et très propre, à ce que je crois, à inspirer cette tendre pitié, qui est un des plus dangereux pièges de l’amour. » N’est-ce pas le même apitoiement que veut susciter Valmont chez Tourvel ? Pourtant, il semble y avoir une tristesse plus profonde : » la plus grande affaire de sa vie« . Valmont, s’il est sincère avec sa tante (car a-t-il vraiment besoin de lui jouer cette comédie qu’il devrait réserver à Tourvel ?), prend peut-être conscience que son amour pour Tourvel l’arrache peu à peu à sa vie ancienne. On le devine à l’émotion qui s’empare de lui quand sa tante lui dit qu’elle aime ses amis pour eux-mêmes : « aimez beaucoup un neveu qui vous respecte et vous chérit, (…) aimez-le pour lui-même. » Mais que veut dire la fin de la lettre ? « comme les yeux de l’amour sont plus clairvoyants que ceux de l’amitié, je n’ai voulu vous laisser rien ignorer de ce qui s’est passé entre mon neveu et moi. » Madame de Rosemonde est-elle moins clairvoyante que Tourvel, ou veut-elle rapprocher son neveu de cette femme qu’elle aime ? Décidément, la vieille dame est très mystérieuse. Et n’oublions pas la lettre de Valmont au Père Anselme, pleine de fausseté et de tromperie.
Lettre CXXIV : de Tourvel à madame de Rosemonde. Elle persiste dans la mauvaise foi, affirmant ne plus vouloir entendre parler de Valmont et entretenant déjà dans la lettre Lettre CXXIII du Père Anselme à Valmont, on apprend qu’elle a dit au Père avoir consenti à recevoir la visite de Valmont « à condition, toutefois, que ce sera la dernière » (de même qu’elle recevait et écrivait toujours la dernière lettre de cette correspondance avec Valmont). Elle reconnaît pourtant : « puisqu’il m’était défendu de l’aimer, je ne devais pas me permettre de le voir« . Tourvel formule ce qui apparaîtra à la fin comme une vérité, pour elle comme pour Valmont : « pourquoi fallait-il que j’en fusse l’instrument et qu’il m’en coûtât le repos de ma vie ? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvait-il donc arriver jamais que par mon infortune ? » Cependant, elle se trompe en croyant que Valmont lutte contre son amour pour elle : »il la prodigue à celui qui ne la lui demandait pas » (parlant de la force qu’elle demande à Dieu de « vaincre (son) malheureux amour« .
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