Étude du roman de Laclos (Quatrième partie – Lettres CXXV à CLXXV) 

Excursion into Philosophy, Edward Hopper (1959)

Lettre CXXV : de Valmont à Merteuil. Lettre cruciale dans laquelle Valmont croit raconter sa « victoire complète, achetée par une campagne pénible, et décidée par de savantes manœuvres » , et la défaite totale de Tourvel : « elle n’a plus rien à m’accorder » . Phrase terrible par sa vérité : aimer, c’est bien donner tout son être à l’autre, c’est renoncer à son égoïsme, à son moi. Comme le disait Jankélévitch, sans effort, je deviens tu. Valmont est au comble de la mauvaise foi et pris dans le conflit entre deux courants contraires qui rendent cette mauvaise foi inévitable, puisqu’il écrit : « je m’étonne du charme inconnu que j’ai ressenti. » Il ressent toujours, après qu’elle lui appartienne totalement (ce qui est faux : on ne possède jamais ce qu’on aime, ainsi que le rappelle Proust), qu’elle lui échappe encore. Il est pris au piège de la passion amoureuse, bien qu’il s’en défende avec de mauvaise arguments : « Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d’une femme (…) ? Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. » Valmont se croit assez fort pour vaincre ce sentiment : « si j’ai eu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j’ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes« . Et encore : « Serai-je donc, à mon âge, maîtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu ? Non : il faut, avant tout, le combattre et l’approfondir » . Le lecteur devine le combat qui a lieu en lui entre le désir de s’abandonner à la puissance de l’amour et celui de rester maître de sa volonté de puissance. Le sommet de l’illusion qu’il entretient est exprimé ici : « Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l’humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque manière de l’esclave même que je me serais asservie » . Pour reprendre la belle expression d’Alain Finkielkraut, Valmont ne sait pas encore qu’il est devenu « l’otage d’un(e) absent(e). » Tourvel mourra (on ne peut être plus absente) par sa faute (et celle de Merteuil) et Valmont désirera la « rejoindre » dans la mort. En attendant, Valmont se croit mû par des « réflexions sensées » . Il est comme l’individu souverain, issu de la Renaissance et des Lumières, imposant sa volonté rationnelle au monde. Son assurance qui confine à l’arrogance est sans limite (et donne peut-être déjà l’idée à Merteuil de ce qu’elle exigera bientôt de lui) : « vous pouvez être sûre que je ne me laisserai pas tellement enchaîner, que je ne puisse toujours briser ces nouveaux liens, en me jouant et à ma volonté ». Non, Merteuil n’en est pas sûre du tout, et lui non plus d’ailleurs, puisqu’il demande presque d’être mis à l’épreuve (ce qui lui arrivera).

Dans cette lettre culmine le « faire croire » dans un « se faire passer pour humble » aux yeux de Tourvel : « je me suis présenté chez elle en esclave timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronné » (déjà testé avec succès avec Madame de Rosemonde, mais alors Valmont ne risquait rien à jouer le mélancolique). C’est une des applications de la « force des faibles » tant critiquée par Nietzsche. Les larmes, les plaintes donnent un ascendant sur l’autre en paralysant son jugement, ses critiques (les enfants savent très bien jouer des larmes).

La longue description de la scène de la capitulation de Tourvel est une collection de gestes, de paroles, de mimiques destinées à faire que Tourvel renonce à toute résistance. Valmont se permet tous les procédés : « je me ressouvins que pour subjuguer une femme, tout moyen était également bon« . Le dernier, et le plus puissant (souvent utilisé lors des ruptures), est le chantage au suicide : « j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir.  » Il n’y a rien de plus abject, sinon de plus efficace (je doute de l’efficacité de ce moyen, que je trouve trop radical, et qui semble, hélas, plutôt remplacé par le chantage au meurtre, le romantisme n’étant plus assez à la mode de nos jours).La sentant fléchir, il porte le coup final et dit « d’un ton bas et sinistre (…)« Hé bien ! la mort ! » » (qui fait écho au prochain « eh bien ! la guerre ! » de Merteuil, écrit au bas de la lettre CLIII de Valmont) . En lui remettant ses lettres, il ajoute : »Donnez ainsi vous-même le signal qui doit me séparer de vous pour jamais. » Ici, il la charge de toute la culpabilité de l’envoyer à la mort (encore une ruse de faible : ce n’est pas moi qui me fais mal, c’est toi qui me tourmentes). Pendant que Tourvel est en proie à la plus grande agitation, Valmont l’observe d’un oeil froid : « Tandis que je parlais ainsi, je sentais son cœur palpiter avec violence ; j’observais l’altération de sa figure ; je voyais surtout les larmes la suffoquer, et ne couler cependant que rares et pénibles. » je trouve cette scène autrement plus violente que celle du « viol » de Cécile (qui est assez légère pour être presque consentante), car ici, Tourvel résiste avec la meilleure raison qui est celle de l’amour dont elle sent la menace. Et la conduite de Valmont est autrement plus glaciale, sadique et méthodique (en un mot perverse) qu’avec Cécile. Il ajoute d’ailleurs, à l’intention de Merteuil : « vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaisir ». Tous ceux qui placent la scène de la première nuit entre Cécile et Valmont au-dessus de celle-ci dans la hiérarchie des comportements abjects me paraissent au mieux de piètres lecteurs, au pire de mauvaise foi. Valmont va jusqu’à exploiter le moment d’apathie, de découragement, d’accablement de Tourvel pour enfin la pousser à se donner à lui en parlant du bonheur qu’elle lui donnerait en cédant : « je ne puis plus supporter mon existence, qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre tout entière : de ce moment je me donne à vous, et vous n’éprouverez de ma part ni refus, ni regrets. » lui dit Tourvel qui sait à l’instant même de sa capitulation qu’elle paye d’un prix énorme cet abandon à l’amour qu’au moins elle assume pleinement. Valmont tombe alors à ses pieds pour  « lui jurer un amour éternel ». Il ajoute ce propos sans ambiguïté : « il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. »

Lettre CXXVI : De Madame de Rosemonde à Tourvel. On devine que Laclos tenait à dire ici la vérité sur l’amour, et il prend Madame de Rosemonde comme porte-parole, car ce qu’il en dit va au-delà des conventions, et aussi au-delà du mensonge romantique (pour paraphraser le livre remarquable de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque). D’abord une remarque sur la Lettre CXXIV de Tourvel adressée à Mme de Rosemonde : « On est forcé de reconnaître véritablement là un coup de la Providence, qui, en touchant l’un, a aussi sauvé l’autre. (…) Dieu qui ne voulait que vous éprouver, vous a secourue au moment où vos forces étaient épuisées. » Rosemonde, comme Tourvel dans sa lettre, croit que le renoncement de Tourvel complètera celui de Valmont, et que tout rentrera dans l’ordre. Rappel de deux passages de cette Lettre CXXIV : « Je verrai ses regards se porter sur moi sans émotion, tandis que la crainte de déceler la mienne me fera baisser les yeux. » Tourvel croyant que Valmont ne l’aime plus croit facile de se montrer indifférente. Elle s’étonne quand même de la demande de Valmont adressée au Père Anselme : « Mais quand son projet est de me fuir, pourquoi commencer par me chercher ? » Tourvel soupçonne — voire espère —  que Valmont cherche encore à la séduire). Rosemonde poursuit : « Dieu qui ne voulait que vous éprouver, vous a secourue au moment où vos forces étaient épuisées« , mêlant ainsi ses espoirs à ceux de Tourvel. Puis vient cette critique anti-romantique de l’amour : « les peines que vous redoutez s’allégeront d’elles-mêmes; (…) quand elles devraient subsister toujours & dans leur entier, vous n’en sentiriez pas moins qu’elles seraient encore plus faciles à supporter que les remords du crime (…) l’amour est un sentiment indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais qu’elle ne saurait vaincre (…) une fois né, ne meurt que de sa belle mort, ou du défaut absolu d’espoir. » : Rosemonde énonce cette vérité « trop tôt », car Tourvel l’expérimente et de ce fait lui donne l’alibi de ne pouvoir y résister. avec une erreur ou approximation : l’amour entre Tourvel et Valmont ne mourra pas ou plutôt il mourra avec eux. Rosemonde croit « dire librement (son) avis. Il est cruel d’effrayer un malade désespéré, qui n’est plus susceptible que de consolations de palliatifs : mais il est sage d’éclairer un convalescent sur les dangers qu’il a courus » : c’est trop tôt, Mme de Rosemonde ! Nouvelle remarque anti-romantique : « les petites incommodités que vous ressentez à présent (…) ne sont pourtant rien en comparaison de la maladie effrayante dont voilà la guérison assurée. » Encore trop tôt ! Puis elle ajoute, sans savoir qu’elle relance l’espérance de Tourvel : « vous l’auriez converti. Jamais sans doute personne n’en fut plus digne : mais tant d’autres s’en sont flattées de même, dont l’espoir a été déçu, que j’aime bien mieux que vous n’en soyez pas réduite à cette ressource. » Rosemonde (Laclos, toujours friand de glisser une vérité par la plume de ses personnages), ne croit pas si bien dire. Tourvel va convertir Valmont à l’amour, mais l’entraîne dans la mort.

Lettre CXXVII : de Merteuil à Valmont. En réponse à la Lettre CXV, p. 366. qui a donné à Merteuil « de l’humeur », qui ne lui a « pas trouvé le sens commun« . Suit une demande, faite souvent par Merteuil de se dire toute la vérité (ce qui peut surprendre, mais est tout à fait logique : elle ne peut être vérace qu’avec Valmont) « il faut vous dire clairement mon avis« . Elle va lui révéler sa jalousie (bien qu’elle pense plutôt à de la fierté : « J’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail ; mais il ne m’a jamais convenu d’en faire partie. » Ce qu’elle dit des propos de Valmont révèle qu’elle aussi est anti-romantique : elle ironise sur ce que se raconte Valmont, qui pour elle relève de la faribole : « Quand, par exemple, vous voudrez vous distraire un moment de ce charme inconnu que l’adorable, la céleste madame de Tourvel vous a fait seule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de l’attachante Cécile, l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous : alors, descendant jusqu’à moi, vous viendrez y chercher des plaisirs, moins vifs à la vérité, mais sans conséquence ; et vos précieuses bontés, quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur. »  Merteuil se sait plus vieille que Cécile, et moins adorée que Tourvel : elle ressent de la jalousie, de la rancoeur, de l’amertume.

Elle se venge en faisant l’éloge, contre ce qu’en a dit Valmont, de « l’écolier, le doucereux Danceny« , (qui) pourrait, malgré ses vingt ans, travailler plus efficacement que » Valmont au bonheur de Merteuil et à ses plaisirs. Tout est bon pour humilier Valmont (la guerre a commencé entre eux deux) : « autrefois, vous faisiez un peu plus de cas de moi ; vous ne m’aviez pas destinée tout à fait aux troisièmes rôles (…) vous vouliez bien attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement. »

Lettre CXXVIII : de Tourvel à madame de Rosemonde. Cette Lettre suit sa capitulation devant les avances de Valmont : « placée par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. Je ne m’en vante ni ne m’en accuse : je dis simplement ce qui est. » Tourvel a saisi le prétexte de Valmont au vol, sans faire trop de difficultés ni de manières (à part une émotion intense décrite par Valmont dans la Lettre à Merteuil ; mais ce n’était pas un calcul, elle l’aime davantage qu’elle n’aimait sa condition d’épouse et de femme modèle.

Tourvel est le personnage le plus (le seul, avec le dernier Valmont, endeuillé) romantique du roman : « quand mon cœur est le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus supporter mes tourments, je me dis : Valmont est heureux ; et tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout en plaisirs. C’est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c’est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. » Tourvel jouit de sa souffrance, en bonne romantique qu’elle est sans le savoir. Elle place très haut son sacrifice, d’abord pour son mari, ensuite pour Valmont. En bon « couple » romantique, elle et Valmont mourront ensemble ou presque. Je me permets une excursion vers la psychanalyse : « nous sommes subtilement attachés à notre mode de fonctionnement relationnel et nous ne voulons rien en changer ou n’en changer que les traits les plus apparents. (…) Tout se passe comme si un fond de souffrance et de déréliction était révélé par l’analyse et que le patient y tenait comme à son bien le plus précieux (…), comme si finalement sa souffrance, sa propre façon de souffrir s’identifiait à sa forme d’existence singulière. Comme me le disait un jour une patiente : « Ma souffrance est ma seule richesse. » (François Roustang, psychanalyste et hypnothérapeute, in Comme faire rire un paranoïaque ?, Poches Odile jacob, 2000, pp. 166-167). Tourvel aurait peut-être dit cela à son psychanalyste, si la psychanalyse avait existé sous l’Ancien Régime.

La lettre se termine sur ceci : « J’ai préféré le malheur de perdre votre estime, par ma franchise, à celui de m’en rendre indigne par l’avilissement du mensonge. » Tourvel, comme Merteuil (seulement avec Valmont) préfère vivre dans la vérité de son amour et de sa déchéance que dans le mensonge des conventions.

Lettre CXXIX : de Valmont à Merteuil. Valmont s’étonne (ou feint de s’étonner ?) du « ton d’aigreur et de persiflage » de la Lettre de Merteuil. Il se montre lucide sur le jeu de la séduction : « Je sais fort bien que l’usage a introduit, dans ce cas, un doute respectueux : mais vous savez aussi que ce n’est qu’une forme, un simple protocole ; et j’étais, ce me semble, autorisé à croire que ces précautions minutieuses n’étaient plus nécessaires entre nous. » Cette remarque est à mettre en relation avec la femme du rendez-vous que Sartre donne en illustration de ce qu’il appelle « mauvaise foi » : la femme veut à la fois être désirée et respectée : le jeu (qui n’est pas à proprement parler une tromperie, disons plutôt une comédie jouée à deux) de la séduction sert à cette confusion voulue, qui permet de franchir la zone dangereuse où le désir, toujours premier, doit se fondre avec le respect pour devenir amour (non romantique ou romantique). Disant cela, Valmont montre qu’il a compris que Merteuil est jalouse, ce qui signifie que, quoiqu’elle en dise, elle voudrait elle aussi être aimée. Son aigreur et son persiflage tiennent « aux éloges que (Valmont s’est) permis de donner à d’autres femmes. » Or, il ne faut jamais révéler au jaloux que vous avez compris qu’il l’était : être démasqué comme otage de l’autre, c’est une chose qu’il ne pardonne pas. Valmont se défend maladroitement, toujours soucieux de ne pas s’avouer amoureux de Tourvel : « le charme inconnu dont vous me paraissez aussi un peu choquée : car d’abord, de ce qu’il est inconnu, il ne s’ensuit pas qu’il soit plus fort. » En vérité, le sentiment amoureux qu’il éprouve pour la première fois de sa vie de séducteur (car il l’a déjà éprouvé : c’est le fameux « premier amour » que tout enfant « éprouve pour sa mère) est à la fois inconnu de lui et plus fort que tous les autres (« l’amour est fort comme la mort », est-il écrit dans la Bible, et non plus fort, qui est une sottise, phrase que reprendra Maupassant pour titre de roman, Fort comme la mort)

« celui-là était d’un genre que je n’avais pas encore éprouvé ; mais sans prétendre lui assigner de classe » L’esprit de Valmont ressent ici comme une paresse mentale qui l’arrange fort à propos : s’il lui assignait une classe, ce serait la première, celle de l’amour spirituel, et pas seulement charnel. Ce « charme inconnu » vaut toutes les Merteuil : les plaisirs sexuels, aussi vifs soient-ils, s’émoussent plus vite que les sentiments, surtout quand ils sont contrariés ou retenus : c’est toujours par la baisse du désir sexuel que commence le désamour, sauf si l’amour s’est investi ailleurs quand dans la sexualité.

Suit un autre mensonge à la fois pour lui-même et pour Merteuil (qui n’en croira rien) : « quel qu’il soit, je saurai le combattre et le vaincre. J’y mettrai bien plus de zèle encore, si je peux voir dans ce léger travail un hommage à vous offrir« . Valmont offre à Merteuil une idée pour se venger de lui et de Tourvel : elle lui demandera de dire à Tourvel qu’il ne l’a jamais aimée, ce qui conduira à leur mort). Parlant de Cécile, qu’il avoue avoir crue « un moment attachante« , Valmont réitère l’idée qui viendra à Merteuil pour le mettre à l’épreuve : « je n’attends que votre congé pour m’en défaire. » Merteuil s’en souviendra, mais à propos de Tourvel, rivale autrement plus menaçante que Cécile.

La Lettre se termine sur un propos que ni Valmont ni Merteuil ne peuvent prendre au sérieux ; ce ne sont que des mots destinés à « arrondir les angles » : « je vous prouverai, mille fois et de mille manières, que vous êtes, que vous serez toujours, la véritable souveraine de mon cœur. »

Lettre CXXX : de Madame de Rosemonde à Tourvel. Autre développement anti-romantique de Laclos : « Les hommes savent-ils apprécier la femme qu’ils possèdent ?«  Posséder, c’est s’exposer au risque de ne plus aimer et désirer, être possédé(e), surtout pour une femme, c’est s’exposer à celui de ne plus être aimée : mais le dilemme est insoluble, comme la contradiction du trésor : le garder c’est n’en point faire usage, en faire usage, c’est ne point le garder. Idem pour la femme aimée, la posséder, c’est risquer le désamour — surtout si elle se donne trop vite, avertissement stendhalien, dans De l’amour —, être possédée, trop vite, c’est prendre le risque de ne plus être respectée et donc aimée, puisque l’amour est la synthèse du désir et du respect — sur ce point, Sartre à raison.

Autre développement qui contient une vérité (un peu oubliée, omise plutôt, en ces temps d’égalitarisme tous azimuths) : « Ne croyez pas, ma chère enfant, que leur amour soit semblable au nôtre. Ils éprouvent bien la même ivresse ; souvent même ils y mettent plus d’emportement ». Vérité qu’on aime à ne pas se rappeler, tant elle engendre de difficultés insurmontables dans le rêve de régler tous les problèmes du rapport homme-femme par une prétendue égalité naturelle, qu’il faut bien sûr distinguer de l’égalité de droit, devant la loi, la seule qui importe vraiment : jamais une loi n’empêchera le crime, elle le prévient et le condamne seulement en partie. La suite de la phrase a de quoi faire bondir les féministes : « mais ils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres et continus, et dont l’unique but est toujours l’objet aimé. L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure. » La phrase est de Laclos, qui est un homme, et elle est dite par une femme. Il me semble que bien des femmes se disent cela, soit pour s’en amuser, soit pour s’en plaindre, soit pour simplement en tirer des conséquences quant à la conduite à prendre. On pourra dire que Rosemonde est le prototype de la femme « soumise », mais la soumission peut aussi être une ruse : « Le plaisir de l’un est de satisfaire ses désirs ; celui de l’autre est surtout de les faire naître. » On a ici presque la définition de la fonction de la prostituée. Peut-on dire de Laclos qu’il est un précurseur de Freud qui est allé jusqu’à dire que le mariage, qui garantit à l’homme un chemin sûr et régulier vers la satisfaction sexuelle, est une variante de la prostitution pour la femme bourgeoise qui en échange de ce service sexuel pouvait ne pas travailler de toute sa vie, et s’occupait des enfants qui naissaient de ci de là de l’échange sexuel ? Je laisse chacun juge de sa réponse. En tout cas, Mme de Rosemonde est consciente de la comédie que se jouent homme et femme sur le plan du désir et de l’amour romantique : « Plaire, n’est pour lui qu’un moyen de succès ; tandis que pour elle, c’est le succès lui-même. Et la coquetterie, si souvent reprochée aux femmes, n’est autre chose que l’abus de cette façon de sentir, et par là même en prouve la réalité. » Elle poursuit l’étude des différences entre homme et femme (qui ne sont sûrement pas que liées au siècle) : « ce goût exclusif, qui caractérise particulièrement l’amour, n’est dans l’homme qu’une préférence, qui sert, au plus, à graduer un plaisir (…) ; tandis que dans les femmes, c’est un sentiment profond, qui non seulement anéantit tout désir étranger, mais qui, plus fort que la nature, et soustrait à son empire, ne leur laisse éprouver que répugnance et dégoût, là-même où semble devoir naître la volupté. » Dire de l’amour qu’il serait plus profond chez la femme que chez l’homme me paraît être une erreur, ou du moins une approximation ; disons plutôt que ce sont des amours différentes : la femme peut aimer avec légèreté un amant léger, mais si elle croit avoir déniché le futur père de ses enfants, elle pourra l’aimer, et pas de façon romantique, ce qui arrive souvent à l’homme qui cherche toujours un peu sa mère — son premier amour — chez la femme. Et gare à celles qui ne le lui donnent pas ou le lui enlèvent : une demande de divorce de la part de l’épouse peut être hélas l’occasion de violence de la part de l’homme (qui conduit parfois au meurtre ou au suicide).

Mme de Rosemonde est assez lucide sur l’influence de la société sur les jugements de valeur : « ces vérités générales (…) ont pour garant la voix publique, qui, pour les hommes seulement, a distingué l’infidélité de l’inconstance : distinction dont ils se prévalent, quand ils devraient en être humiliés ». Elle énonce ensuite un jugement de valeur, celui-là même qui retombera sur Merteuil : distinction qui « pour notre sexe, n’a jamais été adoptée que par ces femmes dépravées qui en font la honte » (honte que devraient aussi ressentir les hommes : j’ajoute ici une remarque qui me vient, soit de Christopher Lasch, soit d’Allan Bloom – je ne sais plus : on constate que notre monde moderne, libéral et démocratique, a rejeté la chasteté, jugée ridicule et « dépassée », au profit du libertinage, valorisé positivement, jusqu’au point, parfois de voir louer des pratiques, comme le sado-masochisme et l’échangisme par des célébrités, du show-bizz le plus souvent). Suit la déclaration la plus ouvertement anti-romantique (avec quelques propos de Merteuil) de Mme de Rosemonde, souhaitant qu’elles soient utiles à Tourvel : « ces réflexions à opposer aux idées chimériques d’un bonheur parfait, dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination : espoir trompeur, auquel on tient encore, même alors qu’on se voit forcé de l’abandonner, et dont la perte irrite et multiplie les chagrins déjà trop réels, inséparables d’une passion vive ». Elles font de Laclos un romancier que René Girard aurait pu louer (mais à ma connaissance, il n’en a jamais parlé). Je le cite : « Tous les individus découvrent dans la solitude de leur conscience que la promesse (Girard parle de celle qui consiste à satisfaire l’orgueil humain après la mort de Dieu, mais on peut l’étendre aux promesses de l’amour romantique, qui nous transforment en idole et en adorateur d’idoles – la citation qui ouvre Mensonge romantique et vérité romanesque est : « L’homme possède ou un Dieu ou une idole. » qui est de Max Scheler) est mensongère mais personne n’est capable d’universaliser cette expérience. » (opus cité, p. 73, Ed. Grasset, collection Pluriel). Mme de Rosemonde se montre d’une grande finesse psychologique en avertissant Tourvel : « défendez-vous surtout de ces résolutions violentes, qui annoncent moins la force qu’un entier découragement ». On sait ce qui adviendra des belles résolutions de Tourvel devant les « arguments » de Valmont.

Lettre CXXXI : de Merteuil à Valmont. Contient un développement d’une grande intelligence et d’une véracité indiscutable au sujet du plaisir et de l’amour : « le plaisir (…) unique mobile de la réunion des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour former une liaison entre eux (…) s’il est précédé du désir qui rapproche, il n’est pas moins suivi du dégoût qui repousse« . Merteuil est l’être le plus lucide du roman, bien qu’elle soit à l’occasion aveuglée par la haine et l’orgueil ; au moins confond-elle pas appétit sexuel et amour (combien font cette erreur, de nos jours, qui divorcent au bout de deux ans quand le désir s’émousse ?). Elle poursuit : « C’est une loi de la nature, que l’amour seul peut changer ; et de l’amour, en a-t-on quand on veut ? Il en faut pourtant toujours« . Merteuil ne rejette pas l’amour, elle en est seulement privée et l’a remplacé par la haine. Cette dernière phrase n’est pas sans me rappeler ceci, que je cite de mémoire : « Il m’aurait fallu d’autres amours peut-être. Mais l’amour, ça ne se commande pas« . ce sont les deux dernières phrases du récit désopilant et noir de Beckett, Premier amour). Encore mieux : « l’un jouit du bonheur d’aimer, l’autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel se joint le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre ; et tout s’arrange. »N’est-ce pas la vérité de presque toutes les rencontres amoureuses (qui devraient toutes se terminer par une séparation à l’amiable au bout de quelques nuits, mais que, hélas, l’amour-passion vient prolonger artificiellement, au moins jusqu’au divorce) ? « l’un jouit du bonheur d’aimer, l’autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel se joint le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre ; et tout s’arrange. » Si les autres personnages vivent dans diverses sortes mensonge qui les arrangent bien, Merteuil vit dans la vérité qui la plonge dans une solitude sans remède.

Elle tente de partager avec Valmont le fardeau de cette vérité générale sur les hommes et les femmes et sur son époque : « vicomte, qui de nous deux se chargera de tromper l’autre ? Vous savez l’histoire de ces deux fripons, qui se reconnurent en jouant : nous ne nous ferons rien, se dirent-ils, payons les cartes par moitié ; et ils quittèrent la partie. Suivons, croyez-moi, ce prudent exemple, et ne perdons pas ensemble un temps que nous pouvons si bien employer ailleurs. » Ces deux menteurs ont en effet le privilège de pouvoir se dire toute la vérité. Mais Valmont, qui se ment (il aime Tourvel), ment donc à Merteuil, qui ne le lui pardonnera pas.

Parlant de Tourvel qu’elle imagine beaucoup écrire (car Merteuil attend la lettre qui prouvera que Valmont a couché avec elle), elle écrit : « Elle n’a sûrement pas le bon esprit de se distraire. » Merteuil est une disciple de Pascal : elle sait que le divertissement est nécessaire aux hommes dont la condition est si misérable. Suit cet aveu terrible, qui montre l’étendue de sa solitude et de sa privation d’amour : « Savez-vous que je regrette quelquefois que nous en soyons réduits à ces ressources ? Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que c’était de l’amour, j’étais heureuse ; & vous, vicomte ?… Mais pourquoi s’occuper encore d’un bonheur qui ne peut revenir !«  Elle sait qu’ils en sont réduits à des manigances qui, peut-être, ne la distraient que superficiellement. La Lettre se termine sur une phrase énigmatique : « j’exigerais des sacrifices que sûrement vous ne pourriez ou ne voudriez pas me faire, et qu’il se peut bien que je ne mérite pas« . De quels sacrifices parle-t-elle ? On pense évidemment à ce qu’elle va exiger de lui (rompre avec Tourvel). mais on peut voir celui d’une promesse de fidélité de la part de Valmont, car la suite y fait songer : « comment vous fixer !«  (qui ne semble pas s’accorder avec ce qu’elle lui demandera). Ici, Merteuil devient pathétique, touchante même. Elle n’ose même pas aller au bout de ce qui est peut-être son idée : la voit-on exiger de Valmont qu’il la demande en mariage ? Ce serait trop contraire à ses principes. Et dire que certains commentateurs la trouvent méchante, voire diabolique…

Lettre CXXXII : de Tourvel à madame de Rosemonde. Avec cette Lettre, que Laclos prend soin de mettre à la suite par un souci de contraste, on retombe, non pas dans le mensonge, mais dans l’illusion : « Et comment ne croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l’éprouve en ce moment ? Oui, si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils sont haïssables ; mais qu’alors Valmont est loin de leur ressembler ! ». Tourvel va jusqu’à écrire : « Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-être avec faiblesse ? Ah ! si vous le connaissiez comme moi ! je l’aime avec idolâtrie, & bien moins encore qu’il ne le mérite. Il a pu sans doute être entraîné dans quelques erreurs, il en convient lui-même ; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour ? Que puis-je vous dire de plus ? il le ressent tel qu’il l’inspire. » Il y a là une vérité : Valmont aime réellement pour la première fois (ce que Merteuil semble avoir cru un moment vivre avec lui, d’où sa haine pour cette union entre lui et Tourvel) et Tourvel le sait, qui écrit que l’amour peut susciter des « idées chimériques, dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination ». Tourvel est cependant sujette aux chimères du destin : « Qui sait si nous n’étions pas nés l’un pour l’autre ? si ce bonheur ne m’était pas réservé, d’être nécessaire au sien ? » Méfiante, elle concède qu’il s’agit peut-être d’une illusion : « si c’est une illusion, que je meure donc avant qu’elle finisse. » Contrairement Merteuil qui a déjà survécu à l’expérience des illusions perdues, Tourvel n’y survivra pas (ce qu’elle ne sait pas, c’est que son illusion perdue reposait sur une vérité : Valmont l’aimait vraiment. Par la proximité de leur salut (bien qu’on puisse se demander ce qui leur aurait été permis de vivre dans le monde corseté de l’ancien régime), leurs deux morts ressemblent un peu à celles de Roméo et Juliette dans la tragédie de Shakespeare, qui meurent sans savoir qu’ils allaient être sauvés par un stratagème qui va au contraire les perdre : Roméo croyant Juliette morte alors qu’elle est seulement endormie par une drogue, se suicide, et quand Juliette se réveille, le découvrant mort, elle se tue. Tourvel ignore seulement que Merteuil est en embuscade pour les empêcher de s’aimer : « Pourquoi cesserait-il de m’aimer ? Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi ? »

Je termine l’étude de cette Lettre par une phrase qui peut laisser entendre que leur passion réciproque a été consommée : « pourquoi serait-il devenu plus tendre, plus empressé, depuis qu’il n’a plus rien à obtenir ». Cela signifie peut-être seulement que lui ayant promis son amour, mais peut-être aussi qu’elle s’est donnée à lui. Je reparlerai de ce détail quand j’aborderai la Lettre CXXXVII.

Lettre CXXXIII : de Valmont à Merteuil. Il s’irrite d’être démasqué (lui qui ne se l’avoue même pas) : « vous me croyez amoureux ». Sans savoir qu’il se jette dans la gueule du loup, il lui suggère de le mettre à l’épreuve : « je m’offre à vous le prouver. Oui, je vous le prouverai, quand même ce devrait être envers madame de Tourvel. » La comparant aux autres femmes qu’il a connues, Valmont dit de Tourvel : « Il fallait donc trouver, pour mon observation, une femme délicate et sensible, qui fît son unique affaire de l’amour, et qui, dans l’amour même, ne vît que son amant ; dont l’émotion, contrariant la route ordinaire, partît toujours du cœur, pour arriver aux sens ; que j’ai vue, par exemple (et je ne parle pas du premier jour) sortir du plaisir tout éplorée ». Il feint d’avoir cherché une femme vraiment aimante (ce qui ne me semble pas vrai : aucun séducteur ne tient à s’embarrasser d’une telle femme ; une aventure d’une nuit lui suffit), dont il dit : « de telles femmes sont rares ». Suit une phrase plutôt ambiguë : « si le travail que je veux faire sur elle exige que je la rende heureuse, parfaitement heureuse, pourquoi m’y refuserais-je, surtout quand cela me sert, au lieu de me contrarier ? ». Rendre une femme aimante heureuse, cela ne signifie-t-il pas l’aimer en retour ? Valmont peut se raconter des histoires, mais Merteuil ne s’y laissera pas prendre. Elle lira cette phrase comme un nouvel aveu involontaire de l’amour qu’éprouve Valmont pour Tourvel. La Lettre se termine sur des considérations à propos de sa liaison ancienne avec Merteuil, dont il parle avec un certain détachement : « Nos liens ont été dénoués, et non pas rompus ; notre prétendue rupture ne fut qu’une erreur de notre imagination : nos sentiments, nos intérêts, n’en sont pas moins restés unis. » Il y a dans cette phrase, pour une femme qui aurait aimé l’homme qui dit cela (Merteuil ?), un mot qui détruit celui qui le précède : « intérêts », qui détruit ce que contient le mot « sentiments ». En amour particulièrement, les intérêts ne font pas bon ménage avec les sentiments, ce qui explique que le mariage puisse entraîner une disparition de l’amour parce qu’il est un contrat et n’a rien à voir avec l’amour (c’est en les liant, comme l’a voulu l’illusion romantique, que le mariage a conduit à tant de divorces). Une enquête qu’exploite Daniel Kahneman dans Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée, en témoigne. Il y est décrit le déclin abrupt de la satisfaction juste après le mariage, quand les espérances et les premières joies laissent la place à la monotonie et aux tracas de la vie quotidienne (pp. 616-620). Merteuil, si lucide, n’aura sûrement pas ignoré cela. (c’est cette enquête qui m’a fait choisir de cette quatrième partie le tableau de E. Hopper comme illustration).

Lettre CXXXIV : de Merteuil à Valmont. Merteuil y dit clairement qu’elle ne croit pas Valmont : « vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à madame de Tourvel. C’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vous le niez bien de cent façons, mais vous le prouvez de mille. » Grâce à sa lucidité, elle démonte tout ce qu’invente Valmont pour se mentir à lui-même : « ce subterfuge dont vous vous servez vis-à-vis de vous-même (car je vous crois sincère avec moi) qui vous fait rapporter à l’envie d’observer, le désir que vous ne pouvez ni cacher ni combattre, de garder cette femme ? » Valmont est en effet sincère en se trompant lui-même. C’est exactement ce que Sartre appelle mauvaise foi : il dit même que s’il y a une bonne foi de la mauvaise foi, ou une sincérité de la mauvaise foi, il n’existe jamais, toujours selon Sartre, de bonne foi de la sincérité : autrement dit, la sincérité n’est jamais sincère, et il n’y a pas de pureté des intentions, ce que ne désavouerait pas Merteuil. Tout le paragraphe suivant (de « C’est ainsi qu’en remarquant votre politesse » (…) des symptômes infaillibles d’amour, ou il faut renoncer à en trouver aucun. ») est une analyse redoutablement précise et juste des termes qu’emploie Valmont pour parler de Tourvel.

Suit une analyse de l’amour qui n’a rien à envier ni à Spinoza (qui écrit dans Éthique, partie III, scolie de la proposition 9 (je résume : nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons ; ce n’est pas parce que nous la jugeons bonne que nous la désirons), ni à Stendhal (qui énonce sa théorie de la cristallisation dans De l’amour), ni à Proust (qui compare la passion amoureuse à des couches de neige quis e déposent sur une pierre) : « ce charme qu’on croit trouver dans les autres, c’est en nous qu’il existe ; & c’est l’amour seul qui embellit tant l’objet aimé. »

Face à cet amour démasqué, d’autant plus sincère qu’il est nié par celui-là même qui aime (car si Sartre a raison au sujet de la bonne foi de la mauvaise foi, quel amour peut-il être de bonne foi sinon celui qu’on ne s’avoue pas ?), Merteuil n’a qu’une solution (psychologiquement parlant) : la cruauté. Et quoi de plus cruel que d’obliger un homme aimant une femme de lui dire qu’il ne l’aime, et de la façon la plus cruelle qui soit (le texte à lire se trouve dans la Lettre CXLI). Valmont pourrait refuser, mais ce serait au prix de l’aveu qu’il aime Tourvel et du renoncement à sa carrière de séducteur. Merteuil peut donc écrire, dans l’attente de trouver comme elle s’y prendra : « il me suffît de disposer de vos sentiments ».

Lettre CXXXV : de Tourvel à madame de Rosemonde. Cette Lettre raconte comment Tourvel a surpris Valmont avec une de ses conquêtes. Quel est l’intérêt de ce petit rebondissement ? La lettre suivante, qu’elle écrit à Valmont pour lui signifier son congé ; lettre froide, sans pathos, d’une sécheresse qui laisse penser que Tourvel maîtrise son désespoir. Cela fait songer à l’expérience que Proust fait subir au narrateur (toujours pour analyser les mécanismes de la passion amoureuse) dans Albertine disparue quand il apprend, d’abord, qu’Albertine l’a quitté, puis dans un second temps, qu’elle est morte (ce qui atténue son désespoir, encore adouci par la nouvelle qu’elle envisageait de revenir vers lui).

« Valmont ne m’aime plus, il ne m’a jamais aimée. L’amour ne s’en va pas ainsi. Il me trompe, il me trahit, il m’outrage. Tout ce qu’on peut réunir d’infortune, d’humiliations, je les éprouve (…)… vous jugez que j’eus bientôt celui de rester chez moi. Cependant, deux heures après, et tout à coup, son air et son ton changèrent sensiblement. » On peut se demander ce que deux amants peuvent bien faire durant deux heures…

Lettre CXXXVII : de Valmont à Tourvel. Après avoir reçu la lettre très sèche de Tourvel, Valmont tente de se disculper, avec virtuosité : « Les apparences vous ont déçue ; et je conviens qu’elles ont pu être contre moi : mais n’aviez-vous donc pas dans votre cœur ce qu’il fallait pour les combattre ? » (il utilise encore cet art dégoûtant de retourner le poison de la culpabilité vers l’autre). Pourtant, la façon dont il s’explique n’est pas du tout vraisemblable (Laclos a dû faire exprès, pour mieux montrer la crédulité de Tourvel, alimentée par son désir). Mais après, ses propos redeviennent plausibles, d’autant qu’il y a un aveu quasi complet sur l’infidélité physique : « Ne croyez pas que je cherche un détour pour excuser ou pallier ma faute ; je m’avoue coupable. Mais je n’avoue point, je n’avouerai jamais que cette erreur humiliante puisse être regardée comme un tort de l’amour. Eh ! que peut-il y avoir de commun entre une surprise des sens, entre un moment d’oubli de soi-même, que suivent bientôt la honte & le regret, & un sentiment pur, qui ne peut naître que dans une âme délicate, ne s’y soutenir que par l’estime, & dont enfin le bonheur est le fruit ». La « surprise des sens » (avoir couché avec Émilie) est comparée au « sentiment pur », de loin supérieur en valeur. Il s’agit de l’amour qu’il éprouve pour Tourvel : une fois pour toutes, le lecteur doit choisir entre penser que, a)- Valmont ment, et Merteuil se trompe quand elle le dit aimer Tourvel et b)- Valmont ne ment pas et Merteuil ne se trompe pas ; personnellement, j’opte pour cette seconde solution. La phrase qui suit de près montre que Valmont hiérarchise les femmes en fonction de la hiérarchie sui existe entre les corps et les âmes : « Laissez les femmes viles & dégradées redouter une rivalité qu’elles sentent malgré elles pouvoir s’établir »

Cette phrase laisse penser que Valmont, tout séducteur qu’il est, est capable de distingue entre un « amour sexuel » et un « amour spirituel » (ainsi que le fait Platon dans le Banquet entre l’amour des corps et l’amour des esprits. Je développe cette idée dans le paragraphe suivant.

Diotime, dans la célèbre prosopopée du Banquet, commence par surprendre Socrate en lui disant que l’amour n’est ni beau ni laid, ni bon ni mauvais, car il est dialectique, comme l’indique l’origine d’Éros, fils de Pénia, pauvre mortelle et de Poros, dieu de l’expédient (nous voilà tout près du mensonge et de la tromperie). Je cite d’après la traduction de Robin qu’on trouve sur Internet : « il n’est pas bon, pas beau non plus, il n’y a pas davantage de motif pour te figurer qu’il doive être laid et mauvais, mais plutôt, me disait-elle, que c’est un intermédiaire entre l’un et l’autre. (…) C’est un démon, et ce qui est démonique est intermédiaire entre le dieu et le mortel. (…) il est à mi-chemin et du savoir et de l’ignorance. (…) pour les corps qui sont beaux il (l’amoureux) a plus de tendresse que pour ceux qui sont laids, en raison même de ce qu’il est fécond ; et, quand il y rencontre une âme belle, noble, bien née, la tendresse qu’il a pour cet ensemble est alors à son comble (…). (il faut) commencer dès le jeune âge à s’orienter vers la beauté corporelle, et tout d’abord, si l’on est bien dirigé par celui qui vous dirige, de n’aimer qu’un seul beau corps et, à cette occasion, d’engendrer de beaux discours ; mais, ensuite, de se rendre compte que la beauté qui réside en tel où tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre, et, supposé qu’on doive poursuivre la beauté qui réside dans la forme, que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps, mais que cette réflexion doit plutôt faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relâcher d’autre part la force de son amour à l’égard d’un seul parce qu’il est arrivé à dédaigner ce qui, à son jugement, compte si peu ! Après quoi, c’est la beauté dans les âmes qu’il estimera plus précieuse que celle qui appartient au corps » (je souligne le passage qui me fait dire que Valmont a suivi, sans le savoir, le chemin indiqué par Diotime : il est passé de l’amour de la beauté d’un corps plus de plusieurs corps à l’amour de la beauté d’une âme, puis de toutes les âmes dotées de cette beauté).

Lettre CXXXVIII : de Valmont à Merteuil. Lettre qui semble détruire tout ce que j’ai écrit de la précédente. Mais on peut au contraire supposer que c’est à Merteuil qu’il ment, qu’il fanfaronne, et qu’il continue de se mentir du même coup. Il commence d’ailleurs par revenir sur sa mauvaise foi : « non, je ne suis point amoureux ; et ce n’est pas ma faute si les circonstances me forcent d’en jouer le rôle ». Ce « ce n’est pas ma faute » ne tombera pas dans l’oreille d’une sourde… Après avoir raconté, avec des variantes, l’aventure avec Émilie, la mauvaise foi de Valmont reprend : « cette aventure, interminable selon vous, aurait pu, comme vous voyez, être finie de ce matin ; si même elle ne l’est pas, ce n’est pas, comme peut-être vous l’allez croire, que je mette du prix à la continuer : mais c’est que, d’une part, je n’ai pas trouvé décent de me laisser quitter ». Il ferait tout pour ne pas perdre Tourvel seulement parce que ce ne serait pas « décent » (pour un séducteur) de se faire plaquer.

Lettre CXXXIX : de Tourvel à madame de Rosemonde. Où elle donne la preuve que la crédulité, quand elle est conduite par le désir et l’amour, peut faire des miracles (aidée par l’art que possède Valmont de culpabiliser autrui) : « Valmont est innocent ; on n’est point coupable avec autant d’amour. Ces torts graves, offensants que je lui reprochais avec tant d’amertume, il ne les avait pas ; et si, sur un seul point, j’ai eu besoin d’indulgence, n’avais-je donc pas aussi mes injustices à réparer ? ». On est sidéré d’une telle crédulité. Tourvel me rappelle à Boubouroche, nouvelle de Georges Courteline : bien que prenant en quasi flagrant délit d’adultère sa femme (l’amant est découvert dans le placard), l’épouse parvient, à force d’explications rocambolesques, à convaincre Boubouroche qu’il s’agit de son… frère (si je me souviens bien, car cette lecture remonte à une bonne trentaine d’années).Elle est en revanche lucide (comment pourrait-elle ne pas l’être ? Valmont l’a avouée à demi-mot) sur un point : « Pour les hommes, dites-vous vous-même, l’infidélité n’est pas l’inconstance. Ce n’est pas que je ne sente que cette distinction, qu’en vain l’opinion autorise, n’en blesse pas moins la délicatesse ». Diotime ne dirait pas mieux : l’infidélité concerne les corps, l’inconstance uniquement les âmes. Suit une remarque encore platonicienne*, ce qui semble indiquer que le couple Tourvel-Valmont est pris dans la dialectique d’Éros (*Socrate parle du plaisir qu’il ressent quand on lui ôte les liens qui lui faisaient mal au poignet, peu de temps avant sa mort) : « si je me sentais la force de supporter encore des chagrins aussi cruels que ceux que je viens d’éprouver, je ne croirais pas en acheter trop cher le surcroît de bonheur que j’ai goûté depuis. » De même, Tourvel éprouve un surcroît de bonheur après avoir frôlé le plus grand malheur, qui serait que Valmont ne n’aime plus (elle connaîtra un malheur encore plus grand, celui d’être humiliée).

Lettre CXL : de Valmont à Merteuil. Lettre teintée d’obstétrique… S’il ne voit pas Tourvel, ce n’est pas qu’il la néglige, c’est qu’elle a ses règles : « Par des raisons que vous devinerez, ou que vous ne devinerez pas, depuis quelques jours madame de Tourvel ne m’occupait plus ; et comme ces raisons-là ne pouvaient pas exister chez la petite Volanges, j’en étais devenu plus assidu auprès d’elle. » Quant à la petite Volanges, qui remplace Tourvel pour les plaisirs de Valmont, elle fait une fausse couche : « Des maux de reins, de violentes coliques, des symptômes moins équivoques encore, m’ont eu bientôt éclairé sur son état : mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d’abord celui où elle était auparavant ». L’innocente Cécile apprend deux vérités en un instant : qu’elle était enceinte et qu’elle a perdu le fruit de ses entrailles… Si ce n’est pas la suite de sa chute hors du jardin d’Eden, ça y ressemble (chute qui a commencé avec la première nuit avec Valmont et qui s’achèvera avec son retour au convent).

Lettre CXLI : de Merteuil à Valmont. C’est la Lettre qui va décider du sort de Valmont, de Tourvel, et aussi de Merteuil, celle où cette dernière rédige ce que Valmont écrira (copiera) à Tourvel (avec la répétition du fameux « Ce n’est pas ma faute », vérité on ne peut plus exacte, puisque la séparation des amants est du ressort de Merteuil). Une nouvelle fois, Merteuil, excédée, fait une demande à Valmont : « Parlez-moi vrai ; vous faites-vous illusion à vous-même, ou cherchez-vous à me tromper ? la différence entre vos discours & vos actions ne me laisse de choix qu’entre ces deux sentiments : lequel est le véritable ? Que voulez-vous donc que je vous dise, quand moi-même je ne sais que penser ? » Elle pose clairement l’alternative que j’ai déjà évoquée : soit Valmont (se) ment et elle a raison de penser qu’il est amoureux, soit il dit la vérité (il n’est pas amoureux) et elle se trompe sur son compte. Tout indique que c’est la deuxième possibilité qui est la bonne. Et les infidélités de Valmont ne sont pas des arguments solides pour elle (ce en quoi elle a raison) : « Assurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez assez cette femme pour ne la pas tromper, pour n’en pas saisir toutes les occasions qui vous paraîtraient agréables ou faciles ». D’autres argument, plus décisifs encore, indiquent bien que Valmont est amoureux : « vous n’en avez pas moins de l’amour pour votre présidente ; non pas, à la vérité, de l’amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir ; de celui, par exemple, qui fait trouver à une femme les agréments ou les qualités qu’elle n’a pas ; qui la place dans une classe à part, & met toutes les autres en second ordre ; qui vous tient encore attaché à elle, même alors que vous l’outragez ». L’état amoureux de Valmont est bien entendu en-dessous du véritable amour (Merteuil le conçoit donc, et très clairement, ce qui veut presque dire qu’elle aurait voulu en faire l’expérience), qui est « pur et tendre ». C’est un amour vulgaire (de cet amour-passion qui rend aveugle) qui met l’être aimé « à part » (mais pas au-dessus) des autres êtres aimés. Puisqu’il s’agit d’une simple passion, Merteuil conclut par ceci : « jamais vous n’êtes ni l’amant ni l’ami d’une femme ; mais toujours son tyran ou son esclave. Aussi suis-je bien sûre que vous vous êtes bien humilié, bien avili, pour rentrer en grâce avec ce bel objet ! ». En effet, quoi qu’il en pense, Valmont est bien esclave de sa passion pour Tourvel (pas l’esclave de Tourvel) et ira même jusqu’à en mourir. La Lettre se termine par une lettre de la rupture, lettre d’une cruauté terrible, que Valmont, par bravade peut-être va envoyer à Tourvel. J’emploie le mot « cruauté » pour une fois proche de son étymologie : cruor, crudelis, cru, tel quel, car cette lettre dit la vérité de toute passion amoureuse. En voici quelques extraits qui disent la vérité de la passion amoureuse : nous ne sommes pas maîtres de nos sentiments, ils mènent une existence indépendante de nous, comme les rêves. Le reste est exagération, mensonge, comme « une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. », ou méchanceté gratuite, comme : « j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu ». Il fait être indécrottablement romantique pour nier ces vérités romanesques (pour parler comme rené Girard) : « On s’ennuie de tout (…) Si donc je m’ennuie (…) ce n’est pas ma faute (…) je t’ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte ! (…) choisis un autre amant, comme j’ai fait une autre maîtresse. (…) je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. » Les êtres se rencontrent, tombent amoureux, se quittent selon ces lois psychologiques évidentes mais rendues invisibles aux yeux des romantiques qui donc s’en indignent (de mauvaise foi, bien sûr).

Lettre CXLII : de Valmont à Merteuil. Contient une remarque sur l’histoire racontée par Merteuil (« ce n’est pas ma faute« ) qui montre qu’il a décidé de prendre cela comme une obligation qui lui a été faite par Merteuil : « je ne sais si j’ai mal lu ou mal entendu, et votre lettre, et l’histoire que vous m’y faites et le petit modèle épistolaire qui y était compris. Ce que je puis vous dire, c’est que ce dernier m’a paru original et propre à faire de l’effet : aussi je l’ai copié tout simplement, et tout simplement encore je l’ai envoyé à la céleste présidente. » Son détachement semble forcé, feint, peut-être en partie réel (de mauvaise foi, sûrement). Il précise que s’il n’a pas de réponse de la part de Tourvel, il se rendra chez elle (encore le désir de la voir ?).

Lettre CXLIII : de Tourvel à madame de Rosemonde. Lettre typique de ce que les psychiatres du début du 20e siècle nommaient « délectation morose ». Tourvel jouit de sa souffrance et aspire même à la mort : « je chérirai mes tourments s’ils abrègent mon existence. (…) Ce n’est plus le temps de se plaindre, il n’y a plus qu’à souffrir. (…) Quand les blessures sont mortelles, tout secours devient inhumain. Tout autre sentiment m’est étranger, que celui du désespoir. Rien ne peut plus me convenir, que la nuit profonde où je vais ensevelir ma honte. J’y pleurerai mes fautes, si je puis pleurer encore ! car depuis hier, je n’ai pas versé une larme. Mon cœur flétri n’en fournit plus.«  Son coeur déborde de culpabilité. Voilà une femme qui a cru que les promesses (les siennes comme celles d’autrui) destinaient à être tenues.

Lettre CXLIV : de Valmont à Merteuil. Valmont poursuit sur le même ton exagéré de détachement (destiné à Merteuil, afin de lui « prouver » qu’il n’était pas amoureux): « Qu’ils se montrent donc, ces critiques sévères, qui m’accusaient d’un amour romanesque et malheureux ». Il pense évidemment à Merteuil. Or, le résultat, pour qui sait lire, est l’inverse. Il y exprime une sorte d’admiration pour la décision de Tourvel d’entrer au couvent telle une veuve. Mieux, il se réjouit de n’avoir plus de rival après lui (ce qui est un signe de jalousie préservée) : « je compterais pour rien tous mes autres triomphes, si jamais je devais avoir auprès de cette femme un rival préféré. » Imaginons une Tourvel devenue libertine après cette immense déception dont elle se serait remise : la victoire de Valmont en perdrait de son éclat. Il le reconnaît lui-même : « Ce parti qu’elle a pris flatte mon amour-propre, j’en conviens ; mais je suis fâché cependant qu’elle ait trouvé en elle une force suffisante pour se séparer autant de moi. » La fin de la phrase est ambiguë : que veut dire cette fâcherie ? Car la force de se séparer de lui est bien la condition du triomphe de Valmont. La suite devient plus claire : « Il y aura donc entre nous deux, d’autres obstacles que ceux que j’aurai placés moi-même ». On devine que Valmont voudrait revoir Tourvel, qu’elle renonce à sa décision, qu’elle revienne vers lui. Il veut faire croire qu’il prend ce renoncement au monde comme la marque d’un amour incomplet (c’est tout le contraire, et il devrait s’en réjouir en tant que séducteur).

Lettre CXLV : de Merteuil à Valmont. Elle s’y étonne que Valmont ait lu la lettre de rupture à Tourvel (va-t-elle douter qu’il ne l’aimait donc pas ? non, la lettre l’indique) : « Sérieusement, vicomte, vous avez quitté la présidente ? vous lui avez envoyé la lettre que je vous avais faite pour elle ? En vérité, vous êtes charmant, et vous avez surpassé mon attente ! ». D’un certain point de vue, c’est bien un triomphe pour elle (elle a détruit cet amour qui lui faisait tant de mal). Elle précise sa pensée : « ce n’est pas sur elle que j’ai remporté cet avantage ; c’est sur vous : voilà le plaisant, et ce qui est vraiment délicieux. » Merteuil continue de penser que Valmont aimait et aime toujours Tourvel : « vous l’aimez comme un fou ; mais parce que je m’amusais à vous en faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. » C’est donc seulement par vanité que Valmont a rompu avec Tourvel. Le bonheur que l’amoureux avait à portée de main avec Tourvel a été sacrifié à la vanité du séducteur. Merteuil comprend aussi que Valmont aimerait bien revoir Tourvel (voir Lettre précédente) : « avec quelle finesse ou quelle gaucherie vous me proposez en douceur de vous laisser renouer avec la présidente. Il vous conviendrait beaucoup, n’est-ce pas, de vous donner le mérite de cette rupture sans y perdre les plaisirs de la jouissance ? » Elle juge Valmont bien naïf d’avoir cru qu’après une lettre aussi cruelle, Tourvel reviendrait vers lui : « vous aviez l’idée de renouer, et vous avez pu écrire ma lettre ! Vous m’avez donc crue bien gauche à mon tour ! Ah ! croyez-moi, vicomte, quand une femme frappe dans le cœur d’une autre, elle manque rarement de trouver l’endroit sensible, et la blessure est incurable. » Merteuil qui voit la vérité dans le coeur des autres, la voit aussi dans le sien : « cette femme était ma rivale ». Il est décidément très difficile de trouver une once de mauvaise foi chez Merteuil ; même son désir d’aimer et d’être aimée de façon pure et tendre apparaît ici ou là, mais peut-être n’en est-elle pas tout à fait consciente, aveuglée non par l’amour mais par la haine).Elle accepte de « parier » encore avec Valmont et l’autorise à tenter de reprendre Tourvel, sûre qu’elle est de son succès.

Lettre CXLVII : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Le seul intérêt de cette Lettre réside dans la quasi aveu de Tourvel à Mme de Volanges : « Je meurs pour ne vous avoir pas crue. » (référence à la Lettre XXXII, où celle-ci avertissait la Présidente que Valmont était un homme dangereux). Il y a aussi un passage qui indique que Mme de Volanges a deviné en partie l’origine des tourments de Tourvel : « Ce propos qu’elle m’a tenu, et quelques autres échappés dans son délire, me font craindre que cette cruelle maladie n’ait une cause plus cruelle encore. Mais respectons les secrets de notre amie, & contentons-nous de plaindre son malheur. »

Lettre CXLIX : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Appartient à la série des lettres destinées à montrer l’agonie de Tourvel. En parallèle, ce qui doit être voulu par Laclos, il y a des Lettres décrivant la passion partagée de Merteuil et Danceny (peut-être qu’enfin Merteuil aura, elle aussi, connu l’amour, à moins qu’elle ne reçoive Danceny que pour rendre Valmont jaloux). Mme de Volanges sait que Valmont est la cause de cette agonie : « Dès que nous fûmes seules, elle m’apprit tout ce que déjà vous avez su d’elle, et que par cette raison je ne vous répéterai point. » Tourvel refuse de lire une lettre qu’elle reçoit. Voici qu’en dit Mme de Volanges : « Je suppose que cette malheureuse lettre est de M. de Valmont : mais que peut-il encore oser lui dire ? »

Lettre CLI : de Valmont à Merteuil. Lettre où transparaît la jalousie de Valmont envers Danceny : « chaque jour vous avez vu Danceny, et vous n’avez vu que lui seul. » Jalousie qui se précise ensuite : « Surtout plus de Danceny. Votre mauvaise tête s’était remplie de son idée, et je peux n’être pas jaloux de ce délire de votre imagination : (…), ce qui n’était qu’une fantaisie deviendrait une préférence marquée. Je ne me crois pas fait pour cette humiliation, et je ne m’attends pas à la recevoir de vous.« 

Lettre CLII : de Merteuil au vicomte de Valmont. Où elle se moque de Valmont qui lui a écrit (selon elle) une « lettre maritale » (ce qui n’est pas faux) : « pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n’est assurément pas faute d’avoir trouvé assez de partis avantageux ; c’est uniquement pour que personne n’ait le droit de trouver à redire à mes actions.«  Merteuil a voulu être une femme libre, et cela supposait soit un amour pur et tendre (et partagé), soit une vie de veuve et donc de femme libre. Elle ne voulait pas qu’un mari pût se plaindre d’elle, et vivre dans la vérité : « c’est qu’enfin je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non par nécessité. » Le ton marital de Valmont est celui de la jalousie de l’époux (qu’il n’est pas). C’est à bon droit que Merteuil le raille : « vous êtes jaloux, et la jalousie ne raisonne pas. » Suit un raisonnement à la fois drôle et rigoureux : « Ou vous avez un rival, ou vous n’en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour lui être préféré ; si vous n’en avez pas, il faut plaire encore pour éviter d’en avoir. Dans tous les cas, c’est la même conduite à tenir ; ainsi, pourquoi vous tourmenter ? » Elle perce à jour le personnage de Valmont : séducteur, il ne peut donner son amour ni désirer être aimé : il lui faut dominer, ce que bien sûr Merteuil refuse pour elle-même : « Vous désirez moins mes bontés que vous ne voulez abuser de votre empire. » Sa perspicacité est telle que Merteuil perçoit les deux Valmont espacés dans le temps : « Au vrai, vous accepter tel que vous vous montrez aujourd’hui, ce serait vous faire une infidélité réelle. Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien amant ; ce serait en prendre un nouveau ». Il y a le Valmont qui a été peut-être aimé par Merteuil (« Le Valmont que j’aimais était charmant »)et qui l’a aimée moins, et le Valmont qui est tombé amoureux de Tourvel et devient jaloux de Danceny. Les séducteurs ne plaisent pas à Merteuil qui voit en eux des hommes sans imagination : « après tout, une femme n’en vaut-elle une autre ? ce sont vos principes. » (je dis cela en souvenir de Proust écrivant : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination – de mémoire).

Lettre CLIII : de Valmont à Merteuil. Lettre pleine de menaces à laquelle Merteuil répond sur la même lettre par « Eh bien ! la guerre. » Ces menaces semblent disproportionnées par rapport à la jalousie de Valmont, mais ce sont surtout les vérités qui font l’ascendant de Merteuil sur lui qui le poussent à ces menaces. « chacun de nous ayant en main tout ce qu’il faut pour perdre l’autre, nous avons un égal intérêt à nous ménager mutuellement (…) de ce jour même je serai votre amant, ou votre ennemi. (…) le moindre obstacle mis de votre part, sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre ». Valmont n’a pas supporté d’entendre quelques vérités sur son compte.

Lettre CLIV : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Où l’on apprend que Valmont a tenté de revoir Tourvel en exprimant tous les signes du désespoir. Mais est-il sincère ? C’est ce que se demande Madame de Volanges : « D’abord faut-il y croire, ou veut-il seulement tromper tout le monde, et jusqu’à la fin ? Si pour cette fois, il est sincère, il peut bien dire qu’il a lui-même fait son malheur. » Peut-être ne faut-il pas choisir entre la ruse consciente du séducteur et l’amour conscient de l’amoureux, et leur préférer la troisième voie : Valmont ne sait pas dire ce qui lui arrive (c’est ma façon de dire qu’il est inconscient, car je préfère éviter l’inconscient freudien auquel je ne crois pas, inconscient qui conduit à une conscience qui ne veut pas savoir, ce qui me paraît ridicule).

Lettre CLV : de Valmont au chevalier Danceny. Dans laquelle Valmont révèle qu’il connaît la liaison entre Danceny et Merteuil, et qu’il doit choisir entre se rendre ce soir chez Cécile, ou chez Merteuil (il choisira Cécile, comme l’y encourageait Valmont qui le souhaitait pour se venger de Merteuil). Et surtout il y a cet aveu final qui ne compte pas pour rien dans toute cette histoire : « je regrette madame de Tourvel ; c’est que je suis au désespoir d’être séparé d’elle ; c’est que je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui consacrer l’autre. Ah ! croyez-moi, on n’est heureux que par l’amour. »

Lettre CLVII : du chevalier Danceny à Valmont. Danceny a choisi, comme attendu, d’aller voir Cécile. Il en profite pour préciser que les « nouveaux principes » (ceux de Valmont) ne dirigent pas sa vie : « J’ai mérité, je le sens, la plaisanterie que vous me faites, sur ce que vous appelez mes nouveaux principes ; mais vous pouvez m’en croire, ce n’est point par eux que je me conduis dans ce moment ». Il raconte à Valmont qu’il ira dire à Merteuil qu’il lui conserve l’amitié (on imagine aisément ce qu’en pensera Merteuil) : « Lisez dans mon cœur ; il a pour vous l’amitié la plus tendre ; l’amitié unie au désir ressemble tant à l’amour !… Tous deux nous nous sommes trompés ; mais susceptible d’erreur, je ne suis point capable de mauvaise foi. » Danceny ajoute qu’il connaît son « amie » qu’il juge « honnête, indulgente », capable de pardon… Ce jeune homme est décidément très naïf).

Lettre CLVIII : de Valmont à Merteuil. Début de la guerre entre Valmont et Merteuil. Lettre plutôt cruelle (puisque Valmont feint d’ignorer que Danceny s’est rendu chez Cécile et non chez Merteuil, qui sait très bien qu’il est au courant de la désaffection du jeune homme) : « si jamais vous êtes aimée de lui comme l’est sa Cécile, vous n’aurez point de rivales à craindre : il vous l’a prouvé cette nuit. » Puis Valmont révèle qu’il a tout fait pour que Danceny préfère Cécile à Merteuil. Voici ce qu’il dit de sa lettre à Danceny : « quelques réflexions de l’amitié, pour guider le choix du nouvel amant : mais en honneur, elles étaient inutiles ; il faut dire la vérité, il n’a pas balancé un moment. »

Lettre CLXI : Tourvel à ……… (dans son délire, elle parle à deux Valmont semble-t-il : celui qui l’aime et celui qui ne l’a jamais aimée). Lettre qui ne parviendra pas à valmont. S’y croisent trois discours obscurcis par une sorte de folie, l’un pour le Valmont séducteur, l’autre pour le Valmont amoureux, le dernier pour celui au double visage.

Au Valmont séducteur : « Être cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter ? Ne te suffit-il pas de m’avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu’à la paix du tombeau ?  (…) J’étais innocente et tranquille : c’est pour t’avoir vu que j’ai perdu le repos ; c’est en t’écoutant que je suis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les punir ? »

Entre les deux : « C’est à la fois pour lui et par lui que je souffre. Je veux le fuir en vain ; il me suit ; il est là, il m’obsède sans cesse. Mais qu’il est différent de lui-même ! Ses yeux n’expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l’insulte et le reproche. Ses bras ne m’entourent que pour me déchirer. »

Au Valmont amoureux : « c’est lui… Je ne me trompe pas ; c’est lui que je revois. O mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c’est toi, c’est bien toi ! Quelle illusion funeste m’avait fait te méconnaître ? combien j’ai souffert dans ton absence ! Oh ! ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens comme mon cœur palpite ! Ah ! ce n’est plus de crainte, c’est la douce émotion de l’amour. Pourquoi te refuses-tu à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! »

L’esprit de Tourvel s’égare entre ces trois ombres. Mais la lettre se termine sur le Valmont malfaisant : « Laisse-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t’anime ? Crains-tu qu’un sentiment doux ne pénètre jusqu’à mon âme ? Tu redoubles mes tourments ; tu me forces de te haïr. Oh ! que la haine est douloureuse ! »

Lettre CLXII : Le chevalier Danceny à Valmont. Où il lui révèle qu’il sait tout de ses agissements (par Merteuil évidemment) : « j’ai ressenti quelque honte d’avoir autant aidé moi-même à l’odieux abus que vous avez fait de mon aveugle confiance ». Il le provoque en duel.

Lettre CLXIII : de M. Bertrand à madame de Rosemonde. On y apprend la mort de Valmont, et d’après ce qu’en dit M. Bertrand, il y a comme un repentir qui force encore une fois à penser qu’il aimait vraiment Tourvel, et que, lui aussi, préfère mourir plutôt que survivre à la perte de cet amour : « celui-là même, qui était son meurtrier, il lui a pris la main, l’a appelé son ami, l’a embrassé devant nous tous, & nous a dit : « Je vous ordonne d’avoir pour monsieur tous les égards qu’on doit à un brave & galant homme. » Il lui a de plus fait remettre, devant moi, des papiers fort volumineux, que je ne connais pas, mais auxquels je sais bien qu’il attachait beaucoup d’importance. » Ce sont les Lettres que Valmont a en sa possession, principalement celles de Merteuil. On peut s’étonner, au vu de son intelligence et de sa prudence, qu’elle ait pu écrire tant de lettres qui révèlent sa culpabilité et sa double vie… Mais cette inconséquence est bien utile même si elle est peu vraisemblable, puisque sans les lettres de Merteuil, point de roman !

Lettre CLXV : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. On y apprend que Tourvel est morte peu après avoir appris la mort de Valmont. Laclos a estimé qu’il fallait que Tourvel ait connaissance de la mort de Valmont avant de mourir : c’est dans le style du romantisme où les amants meurent souvent ensemble) : « Nous l’avons perdue hier, à onze heures du soir. Par une fatalité attachée à son sort, et qui semblait se jouer de toute prudence humaine, ce court intervalle qu’elle a survécu à M. de Valmont lui a suffi pour en apprendre la mort ». Avant de mourir, Tourvel implore Dieu de pardonner à Valmont, dont elle a sûrement compris que le Valmont amoureux, plein d’amour pur et tendre, avait triomphé du Valmont séducteur et malfaisant : « Dieu tout-puissant, a-t-elle dit d’une voix faible, mais fervente, je me soumets à ta justice ; mais pardonne à Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet de reproche, & je bénirai ta miséricorde ! » Avant de mourir, elle fait remettre les lettres de Valmont qu’elle a gardées (afin que le roman se constitue peu à peu, et de façon vraisemblable).La lettre se poursuit avec un portait plutôt superficiel, trompeur et convenu, de la Présidente de Tourvel : « Tant de vertus, de qualités louables & d’agréments ; un caractère si doux & si facile ; un mari qu’elle aimait, & dont elle était adorée ; une société où elle se plaisait, & dont elle faisait les délices ; de la figure, de la jeunesse, de la fortune ; tant d’avantages réunis ont été perdus par une seule imprudence ! » Car si elle avait été dans ces dispositions conventionnelles, Tourvel n’aurait jamais été amoureuse de Valmont.

Lettre CLXVI : de M. Bertrand à madame de Rosemonde, et Lettre CLXVII : Anonyme à M. le chevalier Danceny. Ces deux lettres sont destinées à expliquer, toujours de façon vraisemblable, pourquoi Danceny ne sera pas menacé par un procès et disparaîtra à Malte.

Lettre CLXVIII : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Les rumeurs commencent à aller bon train à propos de la double vie de Merteuil (du fait de deux lettres livrées au public parisien par Danceny, la fameuse lettre LXXXI où Merteuil raconte sa vie, et la lettre LXXXV où elle raconte le piège dans lequel est tombé Prévan… qui est soupçonné d’être à l’origine de la rumeur : « Ces réflexions me porteraient à le soupçonner l’auteur des bruits qui courent aujourd’hui » !…). On voit que Mme de Volanges est naïve, ou que la réputation d’honnêteté de Merteuil était solidement installée (la réalité doit se trouver entre les deux) : « Assurément, je suis loin d’y croire, et je parierais bien que ce n’est qu’une affreuse calomnie ; mais je sais trop combien les méchancetés, même les moins vraisemblables, prennent aisément consistance (…) J’ai heureusement les plus fortes raisons de croire que ces imputations sont aussi fausses qu’odieuses. »

Lettre CLXIX : de Danceny à madame de Rosemonde. Par laquelle il lui transmet toutes les lettres qui lui ont été remises par Valmont. La vengeance lui semble permise, même être un devoir, afin de « rendre un véritable service à la société que de démasquer une femme aussi réellement dangereuse que l’est madame de Merteuil ». On peut se demander si Laclos st parfaitement sincère et objectif en écrivant cela : Merteuil était-elle la plus dangereuse ? N’était-ce pas l’ancien régime lui-même qui encourageait ses agissements ? Rappelons-nous que Laclos va prendre fait et cause pour la Révolution Française, même s’il y a sûrement une dose d’opportunisme dans ce soutien. Merteuil peut bien être jugée comme « la seule, la véritable cause de tout ce qui s’est passé entre » Danceny et Valmont, mais c’est faire peu de cas de Gercourt, de Cécile qui lui est destinée sans donner son avis, et de Valmont lui-même.

Lettre CLXX : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. On apprend que Cécile a suivi le même chemin que Tourvel : le couvent, qui apparaît comme ce qu’il était, la prison des jeunes filles et le refuge des « femmes perdues ».

Lettre CLXXI : de Madame de Rosemonde au chevalier Danceny. S’y trouve une phrase assez énigmatique : « si on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des bornes prescrites par les lois et la religion. » Serait-ce donc que les lois et les religions ne nous éclairent pas assez sur notre véritable bonheur ? Pas du tout romantique, Madame de Rosemonde dit ceci à Danceny, qu’elle juge coupable d’avoir corrompu Cécile : « quelque illusion qu’on cherche à se faire par une prétendue délicatesse de sentiments, celui qui le premier tente de séduire un cœur encore honnête et simple se rend par là même le premier fauteur de sa corruption, et doit être à jamais comptable des égarements et des excès qui la suivent. » Elle lui demande de lui donner les Lettres de Cécile qu’il a en sa possession, afin d’éviter à sa mère des souffrances inutiles : « Je n’ai donc pas besoin d’ajouter que les égards que la fille ne mérite pas, sont au moins bien dus à la mère, à cette femme respectable »

Lettre CLXXII : de Madame de Rosemonde à madame de Volanges. Où elle lui dit qu’elle ne peut rien lui dire sur ce qui a poussé Cécile à entrer au couvent : « la grâce qui me reste à vous demander, ma chère amie, est de ne plus m’interroger sur rien qui ait rapport à ces tristes événements ». Ce qui laisse madame de Volanges tout à fait capable d’imaginer le pire…

Lettre CLXXIII : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Comme on s’y attendait, la mère de Cécile est encore plus effrayée par le silence de Mme de Rosemonde que par les paroles qu’elle attendait d’elle : « de quel voile effrayant vous enveloppez le sort de ma fille ! » Pour se protéger d’une révélation bien pire, Mme de Volanges imagine que c’est à cause de la relation que sa fille aurait eue avec Danceny. Y est raconté aussi la « mise à mort sociale » de Merteuil à la Comédie italienne, où elle perd la face, d’abord au sens figuré, puis au sens propre (une « petite vérole (…) confluente et d’un très mauvais caractère »).

Lettre CLXXIV : de Danceny à madame de Rosemonde. Danceny se permet de dire que Cécile est bien coupable aussi (ce qu’il ne pourrait dire à Mme de Volanges), ce dont on se convainc à la lecture de ses lettres : « Si vous les lisez, vous ne verrez peut-être pas sans étonnement qu’on puisse réunir tant d’ingénuité & tant de perfidie. » Pour la défense de la jeune fille, Danceny fait le procès des couvents : « ce cœur si simple, ce caractère si doux et si facile, ne se seraient-ils pas portés au bien, plus aisément encore qu’ils ne se sont laissés entraîner vers le mal ? Quelle autre jeune personne, sortant de même du couvent, sans expérience et presque sans idées, et ne portant dans le monde, comme il arrive presque toujours alors qu’une égale ignorance du bien et du mal, quelle jeune personne, dis-je, aurait pu résister davantage à de si coupables artifices ? » L’accusation devient générale et atteint la société entière d’Ancien Régime, même si elle n’est pas nommée : « pour être indulgent, il suffit de réfléchir à combien de circonstances indépendantes de nous, tient l’alternative effrayante de la délicatesse ou de la dépravation de nos sentiments. » Ces circonstances indépendantes des hommes, c’est la société elle-même. Avec de telles vues, Danceny est heureux de quitter la France : « mon parti est pris ; je pars pour Malte ; j’irai y faire avec plaisir, et y garder religieusement des vœux qui me sépareront d’un monde dont, jeune encore, j’ai déjà eu tant à me plaindre ».

Lettre CLXXV : de Madame de Volanges à madame de Rosemonde. Ultime Lettre (ouf) dans laquelle on apprend que Merteuil est terriblement punie de sa méchanceté (tout cela n’est-il pas un peu forcé ?) : elle est ruinée (« C’est une véritable banqueroute. »), défigurée (« son âme était sur sa figure » : idée assez banale, qu’on trouve même chez Wittgenstein, pourtant peu enclin à la banalité, qui dit que l’image de l’âme c’est le visage). Mme de Volanges a fini par admettre que sa fille est coupable : « ma fille est donc bien coupable !… Vous pardonnerez sans doute à une mère de ne céder que difficilement à cette affreuse certitude. » Les dernières phrases forment la conclusion logique du roman : « Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! » (ce qui indique, si on en doutait, que le titre est bien trouvé). Après des paroles quelque peu convenues (« Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d’un séducteur ? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir une autre personne qu’elle parler à sa fille ? ») qui sont encore des façons de cautionner le convent et les moeurs de l’époque, Madame de Volanges approche la vérité de son temps, vérité qu’elle ne peut énoncer en toute conscience : « l’une des plus importantes vérités, comme aussi peut-être des plus généralement reconnues, reste étouffée et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes. »


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