« Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. » (Spinoza, Traité politique, chapitre 1 ; je souligne)
Les trois personnes représentées sur la photo ci-dessus sont, de gauche à droite, trois des lanceurs d’alerte les plus connus : Edward Snowden (ancien employé de la C.I.A. qui révéla les programmes de surveillance de masse organisés par les USA et la GB, qui vit maintenant en Russie où il a bénéficié du droit d’asile politique — le président Poutine lui a accordé la nationalité russe en 2022), Julian Assange (le plus connu, fondateur de Wikileaks, qui a révélé en 2010 les exactions des USA en Irak, puis d’autres choses concernant des compagnies russes offshore, des dictateurs africains, Sony… Privé de liberté depuis 2010, en prison en GB depuis 2019 ; une demande d’asile politique en France lui ayant été refusée par François Hollande, il risque, s’il est extradé comme le demandent les USA, 175 ans de prison), et Chelsea Manning (qui révéla les exactions de l’armée américaine en Afghanistan, puis les tortures à la prison d’Abou Graïb en Irak, et qui fut libérée après sept années de prison aux USA). La chaise vide permet de prendre la parole pour défendre (ou critiquer ?) les lanceurs d’alerte (whistleblower en anglais, littéralement « personne soufflant dans un sifflet », par extension celui qui sonne l’alarme). Pour en savoir plus, suivez ce lien.
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Cet article est consacré à l’étude du texte Du mensonge en politique, Réflexions sur les documents du Pentagone, d’Hannah Arendt (désormais HA), publié dans le livre, Du mensonge à la violence, recueil de textes publiés aux USA entre 1969 et 1972, traduit et publié en France en 1972. Comme les précédents articles, celui-ci poursuit deux buts : stimuler la libre réflexion du lecteur et enrichir sa culture. J’ai gardé par ailleurs une habitude à laquelle je tiens (acquise au cours de de 33 ans d’enseignement), celle d’improviser (ce qui se fait aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, à cette différence près qu’il m’arrive plus souvent de me corriger à l’écrit qu’à l’oral). Mon souci d’exactitude est plus fort que mon souci de révérence. Comme il est long, j’ai dû découper l’article en trois parties, ce qui n’empêchera pas nombre de lecteurs d’abandonner en cours de route (c’est leur problème, pas le mien). Ils peuvent préférer lire un petit essai, « Quelques pensées sur Hannah Arendt et la vérité en politique« , sur le site « club de Mediapart ». C’est plus court, plus digeste, mais n’y sont développées aucune des difficultés que j’ai vues dans le texte d’HA.
Voici la première partie, qui est un tour d’horizon général. Il est précédé d’une sorte d’avertissement concernant ma manière de penser la politique en général, ce qui a des répercussions dans mon analyse du texte d’HA.
Le titre de mon article doit être bien compris : si la politique peut être considérée comme art de mentir, il s’en faut de beaucoup qu’elle puisse être réduite à cela. Autre précision : cet article ne succombe jamais au dégoût de la politique (le fameux « tous pourris » qui ne sert qu’à dissimuler une paresse intellectuelle), ni ne cherche à l’alimenter. La politique existe parce que l’homme n’est pas un être seulement moral et parce qu’il faut le commander, et parce que le commandement ne peut venir seulement d’un être divin (« solution » religieuse). L’antinomie kantienne du politique est on ne peut plus claire là-dessus : l’homme est l’animal qui a besoin d’un maître. Mais où trouver ce maître, sinon parmi les hommes ? Mais ce maître aura à son tour besoin d’un maître. Donc la solution parfaite est introuvable. La politique appartient à la dimension « social-historique » (expression de Cornélius Castoriadis), incluant des faits comme la prise de pouvoir, sa conservation, sa perte, la guerre, qui est « la continuation de la politique avec d’autres moyens » (célèbre phrase de Carl von Clausewitz, général major et stratège prussien qui a combattu Napoléon), les luttes entre partis, les idéologies, etc. Il est donc ridicule de rejeter la politique au prétexte qu’elle est « impure » (rusée, trompeuse, mensongère, mauvaise, etc.). Cette attitude est vivement critiquée par Hegel. Il la qualifie de « délire de présomption« , qui provient de ce Hegel appelle « la belle âme« . Voici ce qu’elle fait : « la conscience dénonce l’ordre universel comme une perversion de la loi du coeur et de sa félicité« . Même si elle cède parfois aux sirènes de la morale et de l’indignation (qui est un péché contre l’esprit), HA prend soin de ne pas céder à cette tentation facile.
La citation de Spinoza qui ouvre mon article est tirée d’une oeuvre de philosophie politique, ce qui n’est bien sûr pas indifférent. Elle a aussi une signification précise relativement à cet article : je l’ai écrit en étant animé du souci d’objectivité, en laissant de côté toute indignation morale. J’ai commencé par suivre HA (dans un souci de clarté, de simplicité, de pédagogie), jusqu’au moment où je me suis dit : « Non, je ne peux pas la suivre comme si tout ce qu’elle dit allait de soi. » (quand les choses ne vont plus de soi, ça devient philosophique, mais plus difficile aussi).
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Le premier et le plus célèbre (hormis Julian Assange) lanceur d’alerte s’appelle Daniel Ellsberg. Il est mort le 16 juin 2023. Il a été à l’origine de la divulgation, en juin 1971 (en pleine guerre du Vietnam), de ce qu’on a appelé les Pentagon Papers, qui sont au coeur de ce texte d’HA. Ellsberg a eu la chance de ne pas avoir été emprisonné (grâce à la Cour suprême, dont il ne faut pas toujours penser et dire du mal) qui mit fin aux poursuites de l’État américain contre lui, du fait qu’aucun secret militaire n’était révélé. Aujourd’hui, il est plus dangereux d’agir comme Ellsberg (l’ex-président Obama a ainsi eu un comportement pour le moins ambigu à l’encontre des lanceurs d’alerte). Sans le courage d’Ellsberg, HA n’aurait pas eu l’occasion d’écrire cet article qui relève du (très bon) journalisme que de la philosophie, même politique. Rendons lui hommage. Dans un autre article où je parlerai d’autres penseurs qui ont réfléchi à la vérité en politique, je posterai un article de la revue Politico dans lequel Ellsberg a donné une de ses dernières entrevues, sinon la dernière.
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Après ce préambule sur la figure du whistleblower (« personne soufflant dans un sifflet », celui qui sonne l’alarme), venons-en au texte d’HA qui, 10 ans environ après Vérité et politique (écrit en réponse aux réactions suscitées par son livre Eichmann à Jérusalem) prit une fois de plus la plume et le titre de journaliste qu’elle préférait à celui de philosophe (à juste titre selon moi). Jacques Bouveresse, dans une citation déjà donnée dans un autre article, dit que « la philosophie souffre (…) essentiellement du fait d’être liée beaucoup trop à la volonté d’agir, et pas suffisamment à la volonté de connaître la vérité » (in La demande philosophique, éditions de L’éclat, 1996, p.180). HA a fait souvent le contraire parce qu’elle estimait que le domaine de la politique, principalement pratique, n’avait pas à être inféodé au régime contemplatif de la pensée philosophique. Peut-être que ce sont les errements politiques de Heidegger (dont la fascination qu’exerça sur lui Adolf Hitler) qui la conduisirent à cela. Heidegger, figure importante de la philosophie du 20e siècle, fut son amant, alors qu’il était marié, père de deux enfants, et âgé de 17 ans de plus qu’elle, alors jeune étudiante. HA s’occupa tellement de l’actualité politique de son temps qu’elle dut faire cette mise au point (difficilement pensable pour des philosophes comme Bergson ou Wittgenstein) : « Les gens de gauche pensent que je suis une conservatrice, les conservateurs pensent que je suis de gauche, que je suis un franc-tireur ou dieu sait quoi. Je dois dire que ça m’est complètement égal. » L’aspect plutôt inclassable (politiquement) de sa pensée fait d’ailleurs d’HA, sinon une philosophe, du moins une amie très proche des philosophes.
Résumé de Du mensonge en politique
(je ne suis pas l’ordre du texte, mais un autre, lié à un des plus délicats problèmes de tout travail philosophique, d’après Wittgenstein : où commence la difficulté, et où elle se termine, i.e. quand on s’est débarrassé de celle-ci)
Du fait de la complexité du cerveau, de la pensée, du désir, de l’imagination, et des actions qui en découlent, l’homme a la possibilité de s’écarter du réel. HA en fait la source de la liberté humaine, ou l’équivalent (car il n’y a pas ici de lien de cause à effet).
Le rêve, l’illusion, le mensonge, la tromperie, la falsification et la dissimulation font partie de l’existence de l’espèce, puisque ce sont là des moyens de « nier » le réel.
L’action se trouve au centre de la vie (Maurice Blondel a écrit là-dessus un livre remarquable, L’action, 1893, réédité récemment), et aussi de la politique, parce que celle-ci implique un ensemble de conduites, la prise et la conservation du pouvoir, le gouvernement, les lois, la guerre, ainsi que les conflits inhérents à la vie politique, qu’alimente la divergence des opinions et des intérêts (la pluralité chère à HA).
Dès lors, il paraît inévitable (HA semble croire que c’est évitable) que la politique se serve de fictions et fasse usage du mensonge, de la tromperie, de la falsification et de la dissimulation pour travestir la réalité dès lors que celle-ci gêne le pouvoir en place, ou favorise un contre-pouvoir qui fait usage lui aussi de ces manipulations. Ces armes font partie de ce que Machiavel appelait la ruse. Le moment venu, je consacrerai un développement au sujet du chapitre XVIII du Prince.
Quand le mensonge et la falsification vont trop loin, quand ils conduisent à l’oubli presque complet des faits, de la réalité elle-même, les résultats de nos choix et décisions peuvent être catastrophiques, les objectifs de l’action risquant de ne pas être atteints (défaite américaine et départ du Vietnam en 1975). La population ne sait plus que croire, qui croire, que penser : elle est déboussolée et la qualité de la vie sociale se ressent de la perte de confiance. Le pouvoir lui-même finit par pâtir de ses propres machinations, il en arrive à croire en ses propres mensonges, et se laisse entraîner dans ses propres manipulations, sa propagande, ce qui contrarie ses actions et les empêche d’être pleinement efficaces. Or, les hommes ont besoin de vivre dans des propositions (même imaginaires) qu’ils estiment vraies et qui portent sur la réalité, que l’homme ne perçoit jamais sans la médiation de son cerveau qui juge et interprète : un mort n’est jamais perçu seulement comme un cadavre, c’est la dépouille d’un être humain à qui l’on doit une cérémonie appelée obsèques ou funérailles. C’est ce que Legendre appelle dogmatique (lien vers un excellent article de Politique Magazine): nos raisons de vivre et de mourir sont inventées collectivement selon des procédures complexes issues des religions, des traditions, coutumes, arts, pour produire ce que Wittgenstein appelle des « formes de vie » : un Nambikwara et un français ont également besoin de se donner des raisons de vivre au travers de fictions, et une ligne de TGV n’est pas plus rationnelle qu’une pyramide égyptienne : les deux correspondent à des représentations du monde qui répondent au problème de l’absence de sens naturel à la vie humaine : « Les civilisations sont la fabrique des mots et se fabriquent avec des mots. Elles enseignent à l’homme le vide et la séparation qui rendent possible la parole. L’Abîme de la naissance et de la mort est mis en scène. Il devient le théâtre des origines et de la cause qui perpétue la vie. » (Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Arte éditions, Mille et une nuits, 1996, p. 15 – c’est le texte qui accompagne le film éponyme, l’écrit le plus condensé de Legendre, et une excellente introduction à son oeuvre… pour 3 €).
Analyse du texte
Avant d’en venir aux points qui m’intéressent, voici un panorama général de ce dont il est question dans le texte d’HA. Les Pentagon Papers, commandés par Mac Namara, pour clarifier les moyens et les objectifs de la politique des USA au Vietnam dans les années 1960, devaient rester confidentiels, mais ils furent divulgués par Ellsberg à la presse. Les découvrant, HA s’est efforcée d’en tirer divers enseignements : un pays démocratique cache au peuple et au Congrès lui-même ce qu’on peut appeler de basses manoeuvres, qui se résument principalement en opérations psychologiques, i.e. que le Pentagone s’est principalement occupé, plus que de la guerre elle-même, des répercussions possibles de celle-ci sur le peuple américain. De nombreuses actions furent cachées, d’autres maquillées, falsifiées, des mensonges furent communiqués à la presse… Bref, cet fut une manipulation à grande échelle pour faire accepter au peuple américain cette guerre dont le résultat final fut catastrophique pour les USA, pour son prestige, sa réputation, son économie. L’image de leur pays que se faisaient les américains fut détériorée. Ces dernières remarques pourraient être reprises à l’identique pour les deux guerres d’Irak, celle du Golfe en 1991 de 1991 et celle de 2003-2011 et la guerre d’Afghanistan de 2001-2021, en attendant les développements et l’issue de la guerre russo-ukrainienne. Il se passe aujourd’hui dans le monde, à un niveau jamais atteint, du fait des réseaux sociaux sur l’Internet, ce qu’on appelle dans le jargon militaire des « opérations psychologiques » (les fameuses « psyops » en américain). Ces opérations, contrairement à ce que dit HA ou, plus près de nous, Myriam Revault d’Allonnes (désormais MRA) dans son petit livre La faiblesse du vrai, qui date de 2018, s’ils mettent en cause les faits et la vérité, ils ne les détruisent pas (ceux-ci restent ce qu’ils sont, c’est-à-dire la réalité, ou « ce qui arrive », et qui demeurent hors de portée de toute négation, sauf verbale ; et celle-là est intangible, à condition d’entendre par là tout énoncé qui est soit logique, soit en adéquation avec la réalité : l’adaequatio rei et intellectus de Thomas d’Aquin. Ainsi, « la fausseté se rencontre dans l’intellect« , comme semble le dire Thomas d’Aquin (Sur la vérité, CNRS éditions, 2008, p. 94). Ils altèrent seulement la perception que les hommes ont de la vérité et des faits. Cela ne fait pas de moi un optimiste, car c’est bien sûr toujours un désastre et un malheur pour un esprit d’être rempli d’erreur et de fausseté (du fait des désirs et de l’imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté« , comme le dit Pascal dans les Pensées). Cependant, je ne crois pas que les manipulations de services liés aux États, aussi puissants soient-ils, aient un quelconque pouvoir de destruction des vérités et des réalités (ce que HA et MRA reconnaissent de temps en temps). On peut croire et faire croire qu’un récit (laissons aux anglos-saxons « la narrative », qui est de l’horrible franglais journalistique) peut, par lui-même promettre voire apporter la victoire (au Vietnam pour les USA ou, aujourd’hui, en Ukraine, pour l’Ukraine et pour l’OTAN). Il n’en demeure pas moins que la réalité et la vérité (qui peuvent être considérées en dernière analyse comme une seule et même chose) restent ce qu’elles sont. Les faits sont les faits, qu’ils nous plaisent ou pas (les USA ont fini par quitter le Vietnam et l’Afghanistan, malgré des montagnes de mensonges), même si on peut toujours interpréter à sa guise une défaite et une retraite.
Je n’entrerai pas dans le détail des analyses d’HA au sujet des Pentagon papers (cela rendrait mon propos démesuré, et il est déjà trop long pout tenir sur un unique article). Les difficultés conceptuelles auront ma préférence. J’aimerais conduire le lecteur à acquérir un certain sens des problèmes en jeu, plutôt qu’à suivre un peu trop passivement HA (ce que font MRA et bien d’autres, comme si HA une idole intouchable) dans sa mise en garde contre les tentatives de tromperie du public, et encore moins s’indigner des mensonges et falsifications que révèlent les Pentagon papers. La difficulté philosophique me semble être : pourquoi la relation que les hommes entretiennent avec les faits et la vérité dans le domaine politique est-elle si défaillante ? Que fait, pour sa part, HA ? Elle dénonce un ensemble de mensonges, de dissimulations, de falsifications, et souhaite les combattre (pour y mettre fin ?). Cela s’appelle faire de la morale. Et que faisait, et que fait encore le Pentagone ? De la morale, certes en usant de moyens non moraux (tous les moyens sont bons pour faire triompher le Bien, y compris le mensonge et le meurtre). Le Pentagone croit, ou feint de croire représenter le Bien (et de faire croire), en agissant contre le communisme en 1971, et d’autres ennemis aujourd’hui. HA fait donc au mieux de la morale (pas de la philosophie), et au pire, elle produit un effort quelque peu oiseux, puisque rien n’empêchera jamais une politique, de gauche comme de droite, d’employer des moyens non moraux. Comme je l’ai répété pendant 33 ans dans mes classes, politique et morale sont des sphères distinctes, chacune ayant ses présupposés (pour parler comme Julien Freund). Toutefois, cela étant dit, les analyses d’HA donnent l’occasion d’approfondir la difficulté philosophique dont j’ai parlé : le rapport entre l’homme d’une part, et les faits et les vérités dans le domaine politique d’autre part.
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