René Magritte, Les amants (1928)
2. DE L’AMOUR NARCISSIQUE À L’AMOUR DE DIEU
L’état amoureux est produit par celui ou celle qui aime (par son désir, son imagination, ses illusions, son besoin d’être aimé), nullement par de prétendues qualités objectives que possèderait l’objet (ou l’être) aimé. Spinoza dit : « nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons, ne l’appétons ni ne la désirons, parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais, au contraire, que nous jugeons qu’une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons, l’appétons et la désirons. » (Éthique, Livre III, De l’origine et de la nature des sentiments, scolie de la proposition IX). J’appelle syllogisme (erroné et trompeur) de l’amour narcissique le paralogisme suivant, formé de trois propositions qui semblent s’enchaîner logiquement : »J’aime un être extraordinaire ; or, cet être m’aime ; donc, je suis extraordinaire. » (la prémisse majeure est fausse et elle fausse tout le « raisonnement »). La souffrance atroce que ressent celui qui aime encore tandis que l’aimé n’aime plus vient du fait que l’amant est chassé du trône qu’il occupait en tant que personne extraordinaire. En attendant un autre être à aimer, l’amant n’est plus qu’un être humain ordinaire. Quand on a été promu au rang d’être extraordinaire « pour un temps proportionné à notre durée vaine et chétive*« ,cette déchéance peut être douloureuse. (* Pascal, Pensées, Lafuma, 31 — fragment que je ne cite que pour sa beauté et la vérité qu’il contient ; Pascal la rattache à un propos sur le soin qu’on apporte à sa réputation).
Tous les dangers qui guettent l’amoureux au tournant de son amour-passion justifient la mise en garde de Charles Maurras qui analyse la passion qui lia Alfred de Musset et George Sand durant deux années : « En négligeant les plans sur lesquels se meut tout amour, en le traitant comme une pure et mystique communion des intelligences sans rapport avec les milieux matériels et les milieux humains, les romantiques se sont trompés gravement sur les conditions de l’amour. (…) Pour bien aimer, il ne faut pas aimer l’amour. Il ne faut pas le rechercher, il est même important de sentir pour lui quelque haine » (Les amants de Venise, p. 132-133 ; je souligne).
Nous faut-il alors, tel un nouvel Alberich (le nain de la Tétralogie de Wagner, qui renonce à l’amour dans L’or du Rhin qui ouvre le cycle opératique wagnerien) renoncer à l’amour ? N’y a-t-il plus rien qui mérite d’être aimé et qui puisse être aimé sans risque ?
Des définitions un peu légères données en début d’article, on peut passer à la définition que donne Spinoza : « L’amour n’est rien d’autre qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (Éthique, livre III, scolie de la proposition 13). Je laisse de côté la joie*, fondamentale chez Spinoza, pour analyser l’idée qui l’accompagne. L’homme qui aime se sent joyeux, transporté par un sentiment d’allégresse qu’il chérit. Et il est vrai, quiconque a été amoureux en a fait l’expérience, qu’être amoureux « donne des ailes ». On est littéralement transporté, car l’amour-passion est un moyen de transport. Mais comme il finit invariablement sa course dans le fossé, il est difficile de pratiquer de s’en extirper seul ; il faut attendre le véhicule de désincarcération, comme en ont les pompiers — le philosophe est un pompier à sa manière — pour nous extraire de cette carcasse (un souvenir, en passant : Musil dit quelque part dans L’homme sans qualités que « le corps est le sac de voyage de la vie »).
* Dans son petit livre De la vérité (2007, traduit chez 10-18 en 2008, pp. 38-43)Harry G. Frankfurt interprète autrement cette définition de l’amour en insistant sur le lien entre joie et vérité : il s’agirait d’amour de la vérité, comme dans une célèbre expression spinoziste (« amour intellectuel de Dieu »).
L’amant imagine que la cause de cette joie est la personne qu’il aime. Il croit qu’elle lui donne de la joie en même temps qu’elle lui donne de l’amour. Funeste erreur, d’abord en ceci qu’en lui retirant son amour, elle lui retirera sa joie, qui sera remplacée par la tristesse, et en cela que l’amour qu’il lui portait se métamorphosera parfois en une puissante haine qui conduit parfois au crime passionnel : « ce qui ne nous paraît d’ordinaire qu’un penchant assez vif (Schopenhauer parle de l’amour-passion) (…) peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d’une passion supérieure en violence à toutes les autres » (Le monde comme volonté et représentation, chapitre XLIV, Métaphysique de l’amour). Ce chapitre XLIV est inséré entre les chapitres XLII, « Vie de l’espèce« , puis le chapitre XLIII, « Hérédité des qualités« , et il est suivi d’un « Appendice sur la pédérastie » et du chapitre XLV, « De l’affirmation de la volonté de vivre« . Cet ordre, on le voit, n’a pas été laissé au hasard.
Une remarque sur l’expression « crime passionnel ». Elle est rejetée par la plupart des féministes qui préfèrent parler de « féminicide », comme si l’emploi de l’expression « crime passionnel » signifiait une indulgence à l’égard de ce genre de meurtre : crainte qui vient du fait qu’on s’imagine que tout le monde confond amour et amour-passion. Le mot féminicide, comme celui d’infanticide, n’existent pas dans le code pénal, pour lequel il n’existe que des homicides : c’est un être humain qu’on tue, pas un vieux, ni un noir, qui sont des qualités secondes pour lesquelles on pourrait inventer les mots « gérontocide » et « mélanocide » — je précise que rien n’interdit à la justice d’ajouter au meurtre des circonstances aggravantes ou atténuantes.
Parce que l’amour-passion est source de multiples craintes, Stendhal peut dire dans De l’amour qu’il voit qu’un homme commence à aimer quand il le voit triste. L’amour-passion est toujours source d’inquiétude : on veut posséder, on ne sait si on y parviendra, et sitôt qu’on « possède », on craint de perdre ensuite cette si précieuse possession. Or, comme le remarque Proust (dans La prisonnière, volume XI de À la recherche du temps perdu) : « on n’aime que ce qu’on ne possède pas« .
Imitant la cristallisation stendhalienne (le rameau d’un arbre recouvert de cristallisations salines qui l’embellissent), Proust décrit comme un physicien ce qui se passe dans l’esprit de l’amant : « C’est ça, la jeune fille que tu aimes ? finit-il par me dire. Je compris tout de suite l’étonnement de Robert. Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute stratification de sentiments, ne saisissait qu’un résidu qu’elle m’empêchait au contraire d’apercevoir. » (je souligne). L’amant est condamné à la solitude de celui qui est seul à voir quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs que dans son esprit (ce qui ressemble au phénomène de l’hallucination, visuelle ou auditive, qu’on rencontre en psychiatrie).
L’état amoureux révèle un manque d’objet réel. Il n’y a personne à aimer dans l’amour-passion, personne qui soit aimé quand on croit aimer passionnément, et donc l’amour-passion est comme un moteur qui tourne à vide : « Celui qui aime quelqu’un pour sa beauté, l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? Moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. » (Pascal, Pensées, Lafuma 688)
On voit que la destruction de l’illusion du moi est corrélative de celle de l’objet d’amour-passion. Si le moi n’existe pas, le « moi » de l’être aimé non plus. Mais alors qu’est-ce que j’aime, sinon des qualités imaginaires que j’emprunte à une liste de qualités que je juge éminentes (celui que j’aime est drôle, intelligent, gentil, etc.) et qui, si je m’aperçois que l’aimé ne les possède pas ou plus, détruisent l’amour-passion que j’éprouvais pour lui.
Ces souffrances viennent du fait qu’on aime l’amour reçu, pour la jouissance trompeuse que cet amour reçu procure à celui qui n’aime que cela et pour cela, oubliant au passage d’aimer l’être qu’on prétend et qu’on croit aimer.
Pour que cessent ces souffrances infligées ou qu’on s’inflige, Saint Augustin a condamné ce qu’il a aimé lui-même dans sa jeunesse : c’est quand on aime l’amour avant d’aimer l’autre qu’on souffre et qu’on fait souffrir. L’absence de joie indique que nous faisions fausse route. Bergson dit que « la nature (…) nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte » (in L’Énergie spirituelle). Ce signe est la joie. Selon Saint Augustin, il faut passer par Dieu avant de et pour aimer autrui ; l’amour pour Dieu est comme la caution, le dépôt de garantie d’un authentique amour. Parce que Dieu (ou la nature, via mon cerveau) me permet de prendre conscience que je dois aimer un être frappé par la finitude (il est fini, donc fragile, à la merci de la maladie, de la souffrance, de la mort), être dont je dois prendre soin comme on le fait d’un enfant. L’amour de la mère pour son enfant, et celui de l’enfant pour sa mère (puis celui du père, et celui pour le père) sont les deux premiers amours — bien avant le « premier amour » (amour-passion) dont traite le texte du même nom de Beckett, qui n’est premier que pour celui qui a oublié les deux (ou trois) que je viens d’évoquer.
La thèse d’Hannah Arendt, dans Le concept d’amour chez Augustin, qui est sa thèse de doctorat, nous fait comprendre ce passage obligé par Dieu pour ensuite accéder à l’amour du prochain. Le premier objet réellement digne d’amour — d’un amour infini et le seul qui soit inconditionnel — est Dieu. Ce n’est pas la condition de pécheur qu’il faut aimer chez autrui (comme le souligne Saint Augustin), car il s’agit là d’un amour du monde, donc un amour voué à l’échec. C’est ce qui explique qu’il y a quelque chose d’impossible dans l’amour romantique et souvent athée qu’on rencontre dans le monde moderne, et qui pousse le plus souvent les amants romantiques à la mort. On aime être aimé, on aime l’amour, mais ce sont là des impasses car ou bien l’autre ne m’aimera plus, ou je ne l’aimerai plus, ou bien, solution qui faisait se moquer Hegel du romantisme (quelque part dans ses cours d’esthétique) : sans la mort qui les « sauve » (ce qui rappelle, dans Le lys dans la vallée, le nom d’Henriette de Mortsauf qui sonne comme un pressentiment…), les amants romantiques deviennent mari et femme entourés de leur marmaille.
C’est ce qui arrive à don José et à Carmen dans l’opéra de Bizet, Carmen, bien que la musique comme le livret se situent aux antipodes du romantisme (ce qu’a vu Nietzsche). Dans le duo final de l’acte IV, Carmen vient de dire à don José qu’elle ne l’aime plus, puis avec une franchise suicidaire : « A quoi bon tout cela ? Que de mots superflus!« , Don José, au comble de l’inquiétude, la supplie : « Souviens-toi, souviens toi du passé ! Nous nous aimions naguère ! » À quoi Carmen répond avec la même simplicité cruelle (au sens du mot latin cruor, cru) : « Non ! je ne t’aime plus. » Vérité insupportable pour celui qui aime encore. Don José rétorque alors : « Mais moi, Carmen, je t’aime encore, Carmen, hélas ! moi, je t’adore !« , comme si cela pouvait faire revenir Carmen vers lui. Si Carmen est la victime de Don José, il est quant à lui victime d’une forme extrêmement dangereuse de l’amour, celle où l’on aime sans médiation un être fini à partir de sa propre finitude, alors qu’il serait salutaire de commencer par aimer ce qui est éternel et infini, ce que les croyants nomment Dieu, que d’autres comme Spinoza semblent préférer appeler la nature (et que Clément Rosset appellerait la réalité), qui est riche d’une multitude d’objets qui seront aimés en tant que parties finies de la réalité infinie (aspect dont je parlerai plus loin). Carmen mourra pour être passée de don José, le brigadier devenu bandit par amour pour elle, à Escamillo le torero, qui a l’avantage sur don José de ne pas perdre de vue que « les amours de Carmen ne durent pas six mois« . Don José dira encore après le meurtre de sa « bien mal aimée » : « ma Carmen adorée« . Il n’y a aucune contradiction à haïr et parfois à tuer celui (ou celle, plus fréquemment) qu’on a aimé d’une aussi mauvaise manière. En revanche, il y a comme une demi-vérité dans le propos final de Carmen qui dit d’Escamillo, peu avant d’être tuée par don José : « que je meure si j’ai jamais aimé quelqu’un autant que toi ! » Demi-vérité parce qu’en effet, pour cette dernière fois, Carmen n’aura pas le temps d’aimer un autre homme après ce torero, mais demi-erreur car ce dernier amour pour Escamillo n’est ni meilleur ni pire que les autres amours que Carmen aura eues dans sa vie brève, y compris celui pour don José.
Sitôt que l’amour fait souffrir, c’est qu’on n’aimait pas correctement. Que manquait-il ? D’aimer sans condition, ou plutôt sous une seule condition qui supprime toutes les autres. On va me dire : comment donc, faudrait-il aimer tout le monde, ce que les chrétiens appellent amour du prochain ? On sait bien que c’est au-dessus de nos forces. Il en va ici de l’amour ce qu’il en va de la volonté générale qui n’est pas la volonté de tous. L’amour du Tout (ou de Dieu) n’est pas l’amour de tout le monde. C’est là que le changement de mode d’aimer intervient. Spinoza parle d’un « amour intellectuel de Dieu », dont il décrit ainsi les bienfaits : « Celui qui se comprend lui-même et comprend ses sentiments clairement et distinctement aime Dieu et d’autant plus qu’il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses sentiments. » (Éthique, Partie V, proposition XV). Il y aurait deux formes d’amour qui s’opposent : l’amour qui s’enracine dans l’instinct sexuel et la sublimation minimale appelée passion amoureuse (ou Éros, ou amour-passion) et qui est amour d’un être fini par un être fini, et l’amour qui s’enracine dans la pensée et à partir de la pensée d’un un être infini et éternel (Dieu ou la nature, ou le réel, ou la vie). Si tout le monde connaît les plaisirs et les affres de « l’amour limbique », on peut se demander si les connaisseurs de « l’amour noétique » sont légion. Cela demande un effort de pensée trop important pour la majorité des hommes. Cet amour-là est une forme épurée d’amour, un « amour abstrait », si l’association de ces deux mots a un sens. On se trouve comme au-delà de l’amour. Est-ce encore de l’amour que d’aimer Dieu, la réalité, la vie ? Disons que c’est un objet d’amour très vaste et de nature différente de l’amour d’un objet fini comme un être humain ou soi- même. On a ici affaire à un mode d’aimer qui n’a rien à voir avec l’objet manquant dont parle Platon dans Le banquet à propos du désir. On aime ce qui ne saurait manquer : Dieu, ou la réalité, ou la vie. Cela peut nous apparaître comme un amour fade, atténué, sobre, comparable à « l’amitié maritale » que préconise Montaigne dans ses Essais. On jouit peut-être moins intensément, mais on souffre aussi beaucoup moins, et le plaisir est constant et durable. De plus, c’est cet amour qui permet de fonder une famille heureuse, de procréer. Je ne résiste pas à citer un long passage d’un livre de Georges Perros (publié en 1973) Cet écrivain, poète, comédien et peintre, qui a été hélas oublié (petite remarque en passant : il n’y a qu’une lettre qui change entre oublié et publié…), a élevé cinq enfants (deux que sa femme a eus d’une précédente union, plus trois qu’ils ont eus ensemble). Voilà ce qu’il dit de cette expérience : « Les enfants. les nôtres. Pour un quart d’heure de plaisir — il est vrai sans égale — des heures d’angoisse — il est aussi vrai sans égales. Avoir des enfants, dès que marié, c’est presque une nécessité dans le programme. Mais c’est faire un pacte avec ce qu’il y a de plus fragile, de plus « mortel » en soi. Je reste en admiration devant les femmes, les mères, qui ne s’énervent que rarement des faits et gestes de leurs mouflets. Moi, je ne rentre plus à la maison qu’avec appréhension : « Que leur est-il arrivé ? » J’entends toujours ce : « Georges, viens vite » de l’autre année, et je vois toujours ce bébé apparemment frappé par la foudre alors qu’il jouait sur le lit. (…) Mais la joie d’être père, parlons-en ! De quoi devenir cardiaque, comme on dit. De quoi fondre en larmes, de quoi s’en remettre à ces petits bonshommes, qui se foutent de vous comme personne au monde. Et si vulnérables avec ça ! À part ça ! C’est le paradis de l’enfer. Et vice versa. Ils m’auront la peau, comme tout ce que j’aime. Ai aimé. Hommes, femmes, choses, pays. Je me sens livré à mes amours. Ma force est faible comme moi. Ma faiblesse est forte comme eux. » (Papiers collés II, L’imaginaire, 1989, p. 136-137)
Cela rejoint ce que m’a écrit hier Régis Maag (à qui je dois ce blog, et qui a le sien : il suffit de cliquer sur son nom — je lui ai conseillé d’écrire lui aussi un article sur l’amour : sa culture, son expérience, plutôt différentes des miennes, sont un gage d’originalité et de différence avec mon article) pendant que je m’épuisais à terminer cet article qui m’a donné du fil à retordre, et dont je ne suis pas satisfait — j’ai le sentiment d’avoir oublié de parler de beaucoup des choses concernant l’amour ; je pense donc reparler d’amour dans un nouvel article à venir. Comme il m’a donné son autorisation, voici des extraits de son message : « Je pense que l’amour est lié à la fragilité. Ce qu’on aime chez un enfant, c’est son extrême finitude. Si tout à coup il devenait autonome, parfaitement rationnel et aussi solide qu’un chêne, on cesserait probablement de l’aimer.(…) Ce qu’on aime, le plus souvent, c’est donc d’abord la finitude manifestée par l’état de fragilité, qu’elle s’incarne en un objet unique ou une personne considérée comme telle pour un temps, jusqu’à ce que ressortent ses traits les plus génériques. On aime l’autre parce qu’on apprend à vivre ensemble la fragilité de l’existence. (…) Dieu est amour, redite grecque. Jésus veut la fragilité, il accepte pleinement ce qu’implique l’amour du Père et en conclut naturellement qu’il doit se sacrifier, sacrifier toute son individualité à cette forme de transcendance. Symbole à la fois de l’absolue fragilité du fils, de l’homme et de l’amour de Dieu. Le message est clair : il faut tout sacrifier à l’amour, car il régit la condition humaine. (…) celui qui cherche à prendre un raccourci, un chemin de traverse, celui qui suit le diable plutôt que l’amour, qu’arrive t-il nécessairement à celui-là ? une souffrance plus grande encore, une mort avant la mort, une tragédie par-dessus l’autre. La punition par la conscience. Quand, à l’époque postmoderne, l’individu oublie son héritage grec, chrétien, littéraire et scientifique, qui disent tous la même chose de l’amour, et qu’il se replie sur lui-même et n’est plus capable d’aimer quiconque même pas lui-même, il dégénère et subit la sanction des Dieux. (…) Quand une mère décrit un amour inconditionnel, elle se trompe. Cet amour n’existe pas. Tous les amours sont conditionnés. Et en comprenant cela, on découvre que l’amour est un acte de foi intéressé, un pari gagnant (évidemment un autre auteur vient à l’esprit), un geste de soin.«
Nous voilà bien loin de la « fin » du roman (inachevé) L’homme sans qualités (désormais HSQ) de Musil, fin qui m’a laissé fort perplexe, malgré l’estime que j’éprouve pour cet auteur. Le narrateur, Ulrich, retrouve sa soeur Agathe, et il naît entre eux une relation qui fait penser au mythe de l’androgyne d’Aristophane dans Le banquet (qui porte sur l’amour) de Platon, pour ne pas dire à un inceste. Un article de la revue L’Arc porte sur ce curieux aspect du roman de Musil. Il s’intitule « L’androgynie dans HSQ« , et a été écrit par Achim Auernhammer dans le n° 74 consacré à Robert Musil (p. 35-40). C’est un professeur de littérature allemande, semble-t-il (je ne connais rien de lui, sinon cet article), né en 1952. Auernhammer commence par citer un poème écrit par Musil, Isis et Osiris qui date de 1925 : « Or, de l’endormi la soeur, doucement / Détacha le sexe, et mangea ; / Et lui donne son doux coeur en échange, / Son rouge coeur, et le lui accrocha. / Alors la blessure en rêve guérit, / Et elle mangea le sexe chéri. » Auernhammer parle d’un échange magique du coeur et du sexe, ce qui, symboliquement, est une façon de dépasser l’instinct sexuel pour rejoindre l’amour. Puis il parle du discours d’Aristophane, dans lequel il voit une « résolution de la dualité dans l’unité ». Ulrich et sa soeur se retrouvent à l’occasion des obsèques de leur père. Ils apparaissent l’un à l’autre comme des « moitiés complémentaires » (p. 36). Cette rencontre est pour eux l’occasion d’une « rupture avec l’existence qu’ils menaient antérieurement » (p. 37). Auernhammer cite une note de Musil : « Seule compte la relation éveiller et se faire réveiller. » Je la souligne parce que j’y souscris entièrement : à quoi bon un rapport humain si l’éveil de l’un des deux, ou mieux, des deux, n’est pas au programme ? Qu’est-ce que peuvent faire ensemble deux êtres humains ? Ce fut un sujet de conversation avec Rosset dans un restaurant parisien, il y a déjà pas mal d’années. A part faire l’amour de temps en temps, partager un quotidien assommant, et s’évader comme des prisonniers pour des vacances aussi assommantes que le travail, il n’y a pas grand chose pour nombre de couples. mais pour quelques autres, il y a cette possibilité (Musil est l’écrivain du possible et du subjonctif) de s’éveiller l’un l’autre (à la vérité, au bien, à la beauté…). Ulrich cherchait « un complément » (p. 37). Auernhammer cite un extrait du vaste roman inachevé pour répondre à la question de savoir ce que recherchait Ulrich : « le morceau manquant (…) qui permettrait de fermer le cercle interrompu » (HSQ, tome I, 242 — édition allemande ; je souligne ce qui me paraît être une résurgence du romantisme, à moins que ce ne soit l’évocation de cette unité/totalité que l’esprit cherche toujours à atteindre, ou à constituer). Auernhammer écrit : « La définition par des images de l’unité fraternelle dans la dualité, révèle que Musil conçoit l’idéal androgyne (moi : « l’autre état » — expression énigmatique employée par Musil dans HSQ, qui semble faire signe vers un état supérieur de l’humanité) comme une forme d’être et de penser qu’il relie à cette constatation : notre vécu se constitue « de fragments détachés et détruits d’un Tout ancien que l’on aurait mal restauré » (HSQ, 3, 120 ; édition allemande ; je souligne).
Mais Auernhammer finit par convenir que cette « utopie de l’idéal androgyne n’est que l’aspiration à retrouver le paradis perdu. » (p. 40). Je cite encore Auernhammer : « Le sentiment qu’éprouve Ulrich de former avec sa soeur une « nature morte » : « ils se regardent les yeux dans les yeux, ne peuvent se détacher l’un de l’autre et se noient dans un sentiment extensible à l’infini comme le caoutchouc » (HSQ, 4, 131). Ce sentiment « fait naître en lui le désir d’abolir l’état androgyne, « de ne faire plus qu’un seul être, mais au contraire d’échapper à notre prison, à notre unité, de nous unir pour devenir deux. » (HSQ, 4, 473). Donc, en dernière analyse, l’union androgyne est une « mortification » (p. 40). Cela se voit, souligne Auernhammer dans le fragment (HSQ est inachevé) ‘Souffle d’un jour d’été’. Cela sonne comme une critique courtoise de cette impossible fin d’HSQ. Pour conclure sur ce délicat problème, très particulier, j’en conviens, et qui n’intéresse sûrement que les spécialistes de Musil (dont je ne fais pas partie), disons que tout désir de fusion, d’union, de retour à l’unité primordiale, contient la plupart du temps quelque chose de morbide (ce que Freud a théorisé avec Thanatos et le retour à l’indifférencié ; théorie qui demeure contestable). Le grand pianiste Sviatoslav Richter a énoncé un jour cette idée : « Mon dieu, c’est la différence. »(je devine que c’est sûrement à propos de la façon d’interpréter une oeuvre, une phrase musicale, voire une seule note). Je crois que le véritable amour implique la reconnaissance de cette différence (qu’elle soit sexuelle, affective ou intellectuelle) entre deux êtres qui s’unissent, souvent pour engendrer un troisième être, différent de ses deux géniteurs (cette différence fait que j’émets des réserves dont je reparlerai dans un prochain article sur l’amour de Dieu).
Si j’admets qu’il existe un amour du tout, il doit englober toutes les parties, en nombre infini, du tout. Mieux, il me semble qu’on peut aimer sous la forme d’un pyramide inversée ; tout en bas, sur la pointe, on aime le tout, et de fil en aiguille, on aime ceci, puis cela. J’ajoute cette remarque parce que je suis d’accord avec le reproche que fait Rosset à l’écrivain suisse Ramuz qui écrit le texte qu’accompagne la musique de Stravinsky du mimodrame, L’histoire du soldat : « On n’a pas le droit de tout avoir : c’est défendu. Un bonheur est tout le bonheur ; deux, c’est comme s’ils n’existaient plus. » Ramuz dit qu’un bonheur c’est bien, mais que deux bonheurs c’est trop, ce qui sous-entend qu’il faudrait désirer une seule chose, n’aimer qu’une seule chose, être heureux à partir d’une source unique. Mais n’est-ce pas justement le problème de don José ? N’a-t-on pas là une définition de l’obsession ? Je pense au contraire que pour bien aimer cette femme (par exemple), il me faut commencer par tout aimer, par aimer le tout (Dieu). Cet amour n’est-il qu’intellectuel ? C’est un reproche qu’on pourrait adresser à Spinoza s’il n’y avait pas la conscience chez lui que Dieu — ou la nature — offre une multitude d’objets à aimer, en ne perdant pas de vue la médiation dont parle Saint Augustin. Il est peut-être salutaire d’aimer le tout, à travers ses phénomènes, ses manifestations sensibles : aimer le vin, aimer le corps des femmes et leur esprit, aimer la musique de Schubert et aussi celle de Schumann, aimer se baigner, etc. Je reviens sur ma réserve évoquée plus haut : « aimer Dieu » me pose un problème : est-ce bien de l’amour alors qu’il n’existe pas de relation avec Lui ? Je peux lui parler, mais lui ne me répond pas, ce qui fait songer à ce que disait Pierre Desproges : « si vous parlez à Dieu, c’est que vous êtes croyant ; s’il vous répond, c’est que vous êtes schizophrène. »
Ce pourrait être la résolution de la contradiction de l’amour : aimer d’abord le tout, puis ceci, et puis cela, etc. C’est ce que voulait dire Spinoza : « Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini »(Éthique, partie V, proposition 35), et qu’a repris Saint Augustin, dont j’ai déjà parlé. Je sens que je tourne un peu en rond, alors j’arrête là cet article. Ce qui suit n’est qu’une illustration cinématographique que je me suis amusé jadis à analyser.
APPENDICE : Note sur Vertigo d’Alfred Hitchcock
(cette note a été écrite vers 2000, à l’occasion d’un nouveau cours sur autrui — elle a été modifiée pour cet article, mais elle reste assez confuse, du fait du matériau lui-même…).
Pour illustrer tout ce qu’il y a de trompeur dans l’amour, je vais évoquer le film Vertigo d’Alfred Hitchcock, commercialisé en France sous le titre Sueurs froides. Il est tiré d’un roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-morte, qui a également inspiré l’opéra de Korngold, Die tote stadt (La ville morte).
Si j’ajoute ce texte à mon article sur l’amour, c’est parce qu’il illustre un des plus grands paradoxes de ce sentiment : nous disons aimer une personne, mais en réalité, nous en aimons toujours (au moins) deux, une personne réelle que nous ne connaissons pas, qui nous échappe sans cesse et dont la perte, bien réelle, ou le désamour, bien réel aussi, nous tourmentera longtemps, et une multitude de qualités changeantes et illusoires, qui ne peuvent disparaître parce qu’elles se trouvent dans notre esprit sous forme d’images qui parfois y demeurent toute notre vie sous forme d’obsessions témoignant d’un passé irrésolu.
L’analyse que je fais de ce film tourne autour du thème de l’identité de l’être aimé pour celui qui aime et de l’ambivalence des sentiments de l’amant pour l’aimé. En voici un résumé succinct, le plus commode pour comprendre l’action plutôt compliquée étant de le voir.
John, un ancien policier qui a perdu son travail à cause du vertige dont il souffre est embauché par un homme qui lui demande de suivre sa femme Madeleine qu’il soupçonne de devenir folle (elle se prend pour son aïeule senõrita Valdez).
Sans le savoir, John est victime d’une machination : la personne qu’il va suivre, que j’appellerai la senõrita Valdez, n’est pas Madeleine (qu’il ne rencontrera jamais), mais une femme payée (Lucie Barton, dans la version française) par le mari de Madeleine (qu’il veut tuer).
John tombe amoureux de la senõrita Valdez, sans savoir que la mission de Lucie Barton, maquillée pour paraître plus âgée, est de lui faire croire qu’il ne parviendra pas, à cause de son trouble (le vertige), à la sauver de la mort (la fausse Madeleine feindra de se jeter du haut d’une tour, le mari meurtrier ayant au préalable jeté le corps de sa femme du même endroit — on ne voit pas comment il s’y prend).
Dans une scène au bord de l’océan pacifique, Lucie Barton, alias la senõrita Valdez dit à John, qui enquête sur elle pour son mari : « Pour rouler au hasard, il faut être seul. Dès qu’on est deux, on va toujours quelque part. »
Cela fait penser à une formule tirée de L’île mystérieuse de Jules Verne : « C’est déjà quelque chose de pouvoir dire où l’on va et d’où l’on vient. Au moins on a l’air d’être quelque part. » Façon de dire qu’être vivant, c’est se situer, bien qu’approximativement, entre la naissance et la mort (qui eux sont des points non approximatifs).
De même, l’amour qui va unir John et la fausse Madeleine (Lucie Barton) les conduira quelque part qui sera la vraie mort de Madeleine, et la fausse mort, suivie de la vraie mort, de Lucie Barton. La perte apparemment irrémédiable de la femme aimée par John (en réalité, il faudra qu’elle meure deux fois, puisqu’elle est double — triple si on compte la vraie Madeleine, qu’on ne voit jamais dans le film, parce qu’elle n’est pas importante), Lucie Barton, après celle, meurtre dissimulé en accident, de Madeleine (que John ne verra jamais). La mort est la destination ultime de toutes choses, y compris de l’amour-passion, puisque toute séparation anticipée est une sorte de mort, hélas incomplète, de l’autre. Hélas, parce que c’est ce qu’indique ce court dialogue, tiré de Nous ne vieillirons pas ensemble, film sur l’amour qui se meurt de Maurice Pialat :
— Macha Méril : « Quand quelqu’un vous quitte, c’est comme une mort. »
— Jean Yanne : « C’est pire, il existe toujours. »
Pourquoi est-ce pire ? Parce que l’autre croit recouvrer sa liberté qu’il croit avoir perdue, parce qu’il ne l’a jamais conquise, dans l’amour-passion. Cette indépendance par où il conserve un avenir dont il peut faire ce qu’il veut, st ce qui tourmente celui qui aime, car l’aimé peut vivre un autre amour, comme Carmen, juste avant d’être tuée par don José, et dont la mort « apaisera » les tourments de l’amoureux éconduit. Jean-Paul Sartre a écrit ceci : « Aimer, c’est nier la liberté de l’autre « . Elle devrait conduire ceux qui apprécient cet auteur à s’interroger sur la conception qu’il se faisait des différentes formes d’amour. N’y en avait-il donc qu’une seule pour lui ? À l’opposé, on pourrait lui rétorquer ce qu’écrit, je crois, Michel Tournier dans un de ses livres, « Il n’y a d’amour que libre « , et bien sûr ce qu’en dit Spinoza, et ce qu’en savent celles et ceux qui ont fondé une famille harmonieuse.
Lucie Barton, qui joue le rôle de la señorita Valdez, donc d’une Madeleine folle, prétend savoir qu’elle va bientôt mourir (le stratagème le prévoit, puisque le mari a embauché cette jolie femme artificiellement vieillie pour lui substituer, juste avant sa fausse chute, celle, bien réelle, de l’épouse, bien réelle aussi et déjà morte, du mari assassin). Elle déclare ne pas aimer les séquoias parce qu’ils sont toujours verts, alors qu’elle se sait condamnée. Elle paraît souffrir du mal de Narcisse, marchant vers sa propre image, sans aucune distance, ignorant tout d’elle-même, sauf le fait qu’elle doit mourir bientôt. Elle se noiera effectivement dans son miroir, mais ce prolongement n’était prévu, ni par elle, ni par le mari et encore moins par John. Lucie Barton mourra de devoir ressembler à la fausse Madeleine qu’elle n’a fait que jouer. C’est John qui la force après l’avoir retrouvée par hasard dans une rue de San Francisco, ému par la ressemblance frappante (et pour cause : c’est la même femme), entre cette jeune femme et celle qu’il croit être Madeleine et qui est morte. Il aime celle qui a fait semblant de mourir, et il force la jeune femme, qu’il n’aime pas pour elle-même (alors qu’il l’a déjà aimée, sans le savoir) à ressembler de plus en plus à la mort, ressemblance qui, pour finir, la fera périr accidentellement à la fin du film.
La leçon pour Lucie Barton, c’est qu’on ne peut aimer et être aimé qu’en étant soi-même. Ce pourrait être une conclusion du film, mais elle serait passablement naïve, car qu’est-ce qu’être soi-même ? Et ne pas être soi-même ? C’est là un propos de basse psychologie.
En creusant un peu, ce que le film révèle est bien plus intéressant : un être qui triche ne peut sortir de soi, ne peut communiquer avec autrui et se montre incapable d’amour. Si l’on distingue entre aimer et être aimé, Lucie Barton feint de ne pas aimer, tandis que John l’aime réellement (je veux dire qu’il ne joue pas une comédie, pas même réalisante, comme aimerait le dire Sartre, qui pense que la tendance profonde de la conscience est d’être de mauvaise foi), bien qu’elle joue un rôle, et que Betty, l’amie de John, aime réellement John. Betty représente une sorte d’amie d’enfance — ou une ancienne maîtresse ? je ne me souviens plus — pour laquelle il est impensable d’avoir un désir sexuel et de la passion. Hélas pour Betty, John éprouve seulement de l’amitié pour elle. Montaigne dirait : c’est justement Betty que John devrait épouser. On peut d’ailleurs imaginer une suite du film, dans laquelle John et Betty se marieraient. Dans la première partie, la señorita Valdez survit à la mise en scène de sa propre mort en ne s’abandonnant pas à l’amour qui naît entre elle et John, puisqu’elle se sait prise pour une autre. Dans la deuxième partie du film, après la fausse mort de la señorita Valdez (et la vraie de Madeleine, dont on n’aura connaissance qu’à la fin du film), la jeune femme « redevenue » jeune (verte comme les séquoias) va mourir de ne pas être aimée pour elle-même, puisque John n’aime que ce qui en elle lui rappelle l’autre, la vraie Madeleine (qui est morte pendant que la fausse Madeleine, Lucie Barton, ou la señorita Valdez, simulait sa propre mort. Sans savoir qu’il la conduit à la même mort que celle de Madeleine, John persiste à aimer à travers la jeune femme l’autre femme, celle qui a disparu, qui a feint d’être morte (et qui va bientôt rejoindre dans la mort la vraie Madeleine). Mais John se montre incapable d’aimer celle qui ne le trompe désormais plus, et qui est pourtant la même (certes sans son déguisement qui la vieillissait). On voit qu’un malentendu peut tuer, et Betty a raison de reprocher à John cet attachement aussi ridicule que dangereux.
Betty, l’amie célibataire (qui est donc disponible pour l’amour) aime John, mais elle sait qu’elle n’est pas aimée en retour, sauf d’une camaraderie dont elle n’a que faire. Elle ne s’y trompe pas : elle peint un autoportrait qu’elle offre à John où elle s’est déguisée en señorita Valdez, indiquant par là que ce n’est qu’un déguisement — mais elle n’en sait rien. John ne peut que prendre mal cette tentative de ridiculiser celle qu’il aime et d’en prendre figurativement la place. Betty se le reproche, mais c’était pourtant un excellent exorcisme, une « anti-icône » ou un « contre-miroir » destiné à soustraire celui qu’elle aime aux mirages du narcissisme, aux maléfices de cette passion dangereuse. Betty est le seul personnage du film qui soit sain d’esprit et qui aime véritablement. Ne faut-il pas une robuste santé mentale pour aimer sans excès ni défaut ? Excès et défaut forment le mélange fréquemment rencontré dans toute passion amoureuse, qui n’est pas l’amour. Betty est la seule qui veuille le bien de quelqu’un et qui le sache. Elle dit à John : « Tu ne te rends pas compte de ma présence, mais je suis là. » Elle sait qu’il serait préférable que John l’aime elle, plutôt que cette autre femme qui ne lui a apporté que tristesse (et ce n’est pas fini, puisque tout recommencera sous une autre apparence). Mais l’amour, on le sait, ne se commande pas.
Sans le savoir, comme tout amoureux, John va conduire Lucie Barton / señorita Valdez à la mort, et plutôt deux fois qu’une. Après la première mort, plus précisément les deux premières, une fausse et une vraie, croyant être responsable de la mort de la señorita Valdez, alors qu’il ne l’a pas tuée (mais a camouflé la mort bien réelle de Madeleine), il est écrasé par la culpabilité. Le mal qui l’afflige, ce vertige (qui fait songer à l’impuissance sexuelle), qui se manifeste dans l’impuissance à gravir une tour (une autre tour, visible depuis la fenêtre de l’appartement de Betty rappelle la tour mortelle) qui n’est pas autre chose que l’impuissance à aimer, à jouir et à faire jouir : la tour est un symbole phallique, et l’impuissance à aimer se manifeste sous la forme banale de l’impuissance sexuelle et de la frigidité. On pense aussi à l’impuissance résultant d’un état amoureux extrêmement vif, qui est le signe qu’on ne désire pas un être de chair et de sang, mais une sorte d’icône, une image idéalisée, intouchable parce que sacralisée. C’est pourquoi, lors du procès qui est intenté contre lui et le mari de Madeleine (tous deux seront relaxés), le juge parle de « délit d’inaction ». On ne saurait être plus explicite.
Revenons au récit et au narcissisme qu’il évoque : après la fausse mort de la señorita Valdez, comme tout être qui s’est approché d’un être narcissique (il faut aussi être narcissique pour être attiré par un être de cette sorte), John souffre de mélancolie. Il faut citer ici Pierre Fédida qui donne dans son livre L’absence une définition de la dépression : « organisation narcissique du vide. » En la renversant, cela pourrait bien produire une définition de la joie : organisation non narcissique du vide. Revenons à John, après ce qu’il croit être la mort de celle qu’il a aimée, errant parmi les doubles évocateurs, non de Madeleine (qu’il n’a jamais connue), mais de la señorita Valdez qu’il a aimée (alors que c’est Lucie Barton qui le trompe en se grimant), et qu’il ne parvient pourtant pas à aimer quand cette Lucie Barton sera redevenue « elle-même ». Cette jeune femme, John va la faire ressembler de plus en plus à la señorita Valdez qu’il a aimée et qu’il croit morte, jusqu’à faire coïncider les deux images, ce qui conduira Lucie Barton à subir le même sort que celle qu’elle a contribué à assassiner. Croyant qu’il s’agit d’une simple et pâle copie de sa chère disparue, un vulgaire double (alors qu’il s’agit de la même et terrible singularité), il ne peut l’aimer pour elle-même, bien qu’elle soit celle qu’il aime toujours, et dont l’apparence est enfouie sous les traits réels de sa nouvelle rencontre. C’est donc la même femme que celle dont il est amoureux, mais puisque la nouvelle image ne correspond pas à l’ancienne, il ne peut l’aimer, car l’image en a été effacée, perdue. C’est pourquoi il superposera le visage réel de la jeune femme à celui de la señorita Valdez. Impossible d’être coincé dans une situation plus tragique que celle de John : si Lucie Barton reste elle-même, il ne peut l’aimer, et si elle redevient l’ancienne, elle en mourra — pour de bon cette fois. Son drame est une de ces doubles injonctions (double bind) chères aux théoriciens de la pragmatique de la communication (École de Palo Alto, avec Gregory Bateson et consorts) : toi, la señorita Valdez, je ne peux plus t’aimer car tu es morte ; toi, Lucie Barton, je ne peux pas t’aimer car tu es celle qui m’a trompé. Korngold jouera aussi de cette ambiguïté dans son opéra La ville morte, même s’il a sacrifié la fin tragique au profit d’un happy end très américain. Hélas pour John, et surtout pour la jeune femme forcée par John de ressembler de plus en plus à la señorita Valdez, mais incapable de jouer simultanément les deux rôles, il s’agit de la même femme, morte et vivante à la fois, déloyale et loyale, qu’il est impossible d’aimer. Si la duplicité humaine est universelle, c’est Pascal qui a le mot de la fin : l’amour est impossible, puisqu’on n’aime que des qualités secondes. Il n’y a donc jamais personne à aimer, seulement des images, des représentations, des doubles. Jean Yanne (encore lui) a peut-être raison de dire que le plus beau compliment qu’on puisse faire en amour soit : « Je suis aussi bien avec toi que lorsque je suis seul. » Que l’autre ne soit pas divisé et ne me divise pas : que peut-on espérer de mieux des rapports humains ?
C’est seulement lorsqu’il aura recollé les deux images pour n’en faire qu’une seule (comme lors d’une mise au point avec des jumelles) qu’il consentira à l’aimer et à la désirer de nouveau, qu’il sera « délivré de tout le passé ». On sait ce qui lui en coûtera : une « seconde » mort pour que les deux femmes ne soient enfin plus qu’une seule femme qu’il pourra enfin aimer en toute tranquillité puisqu’elle ne pourra plus le tromper, le quitter, le tourmenter. Tandis que la première fois, il n’avait tué qu’un simulacre en croyant tuer la femme aimée, la deuxième fois il tue la femme vraiment aimée qui était le simulacre de Madeleine. Il est toujours dangereux de doubler la « réalité » d’un fantasme par une réalité « fantasmée ».
Concluons sur ce film avec la lettre que Natalie de Manerville adresse à Félix de Vandenesse à la fin du roman de Balzac, Le lys dans la vallée, déjà évoquée, dont plusieurs formules conviendraient à Betty pour signifier à un John encore plus éploré qu’à la « première » mort de sa bien-aimée :
« Supprimons l’amour entre nous, puisque vous ne pouvez plus en goûter le bonheur qu’avec les mortes. (…) Merci, cher comte, je ne veux de rivale ni au delà ni en deçà de la tombe.«
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