Commentaire du chapitre XVI du Traité théologico-politique de Spinoza

Sous titre : Des fondements de l’État ; du droit tant naturel que civil de l’individu ; et du droit du souverain.

Le bureau de Spinoza

Dans ce chapitre XVI, Spinoza va démontrer que le droit naturel (celui de faire tout ce qui est en mon pouvoir, sans considération du Bien ou du Mal, qui sont pour Spinoza des fictions) doit être, non pas remplacé, car l’usage libre de la pensée fait partie du droit naturel, mais complété et encadré par le droit positif, celui de ne faire que ce que la loi autorise, pour que seul le bien soit permis — penser étant mis de côté, puisque le droit naturel garantit de facto la liberté de penser), complément que la création de l’État démocratique rend possible sans perte de bénéfice pour l’individu qui a pourtant renoncé à son droit illimité sur toutes choses.

Je ne donne pas l’intégralité du texte de Spinoza. Mon commentaire, qui suit les passages cités, est en italique. Les titres sont de moi, et permettent de suivre le cheminement. La pagination est celle de l’édition Garnier Flammarion Prépas scientifiques 2024-2025.

Comme à mon habitude, je commente selon mon plaisir, sans chercher à imiter le style universitaire, scolaire, ou érudit. Je confronte directement ma pensée à celle de Spinoza, avec les risques inhérents à cette façon de faire.

1. Jusqu’où va le droit naturel de chaque individu

p. 65 :

[1] Jusqu’à présent notre souci a été de séparer la philosophie de la théologie.

Spinoza applique une méthode qu’on pourrait comparer, pour ses effets du moins, au « parallélisme psychophysique » dont il fait usage ailleurs. Comme deux droites parallèles ne se rencontrent jamais dans la géométrie euclidienne, l’esprit et le corps n’ont aucun point de contact, à l’opposé de ce qu’avançait Descartes, avec sa théorie de la glande pinéale, idée obscure et confuse s’il en est selon Spinoza lui-même : dans le domaine politique, il est très souhaitable qu’il en soit de même pour la théologie et la philosophie dont les moyens, les méthodes et les buts sont différents, même si l’un des buts peut être le même, à savoir le salut (du vulgaire pour la théologie, du sage pour la philosophie). Cette séparation laisse les mains libres aux philosophes menacés par les églises. L’argument principal est que la philosophie libère les hommes par la connaissance, tandis que la théologie s’occupe de la libération par la foi, à condition de privilégier la justice et l’amour du prochain — le message de Jésus — sur les dogmes et les rites des religions instituées que Spinoza ne goûtait guère.

jusqu’où doit s’étendre, dans l’État le meilleur, cette liberté laissée à l’individu de penser et de dire ce qu’il pense… (ici, l’enjeu est donc de préciser à quel niveau mettre la censure, quelle pensée interdire ; on verra que pour Spinoza, les seules pensées à interdire sont celles qui encouragent la sédition).

Spinoza passe ensuite à l’étude de ce qu’il appelle « droit naturel ».

[2] Par droit et institution de la nature, je n’entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, (définition de base du droit naturel, qui sera complété mais non nié ou remplacé, comme chez Hobbes, par le droit civil : la nature de chaque individu, sage ou insensé, est de se conduire comme le lui prescrit sa nature : commettre des crimes pour un criminel, créer des idées pour un penseur, des oeuvres d’art pour un artiste, etc.)… chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière.  (la nature est considérée ici comme totalité — des êtres singuliers — et non comme unité — Dieu —, chaque être singulier tendant à persévérer dans son être, qu’il soit humain ou non humain, qu’il soit insensé ou sage : Spinoza se place résolument dans l’immanence : il est non dualiste et non moral ; son éthique  consiste simplement à comprendre comment les choses de la nature existent)

p. 66 :

la nature considérée absolument (ici, comme unité — Dieu) a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir (la substance s’exprime dans les attributs, pour l’homme l’étendue et la pensée, et dans les modes, pour l’homme un certain pouvoir d’être affecté : par le désir, l’imagination, puis l’amour, la haine, l’admiration, l’envie, etc.), c’est-à-dire que le droit de la nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance ; car la puissance de la nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain. (jusqu’à l’individu, c’est la même nécessité qui se manifeste : ainsi la liberté de penser peut être reliée à la puissance infinie de Dieu) Mais la puissance universelle de la nature entière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble (ici, Spinoza repasse de l’unité — Dieu — à la totalité, tout ce qui existe, la substance, selon ses attributs — étendue et pensée pour les hommes — et leurs modalités : états du corps, désir, affects, imagination…),… le droit de chacun (d’agir et de penser, et ce indépendamment de tout jugement moral)… 

(…) nulle différence entre les hommes et les autres individus de la nature, non plus qu’entre les hommes doués de raison et les autres qui ignorent la vraie raison ; entre les imbéciles, les déments et les gens sains d’esprit.

(Spinoza se place toujours en dehors de la morale, de tout dualisme — Bien et Mal — qui sont des fictions pour lui : l’Appendice du Livre premier de l’Éthique l’énonce clairement : « ils (les hommes) ont dû juger que, dans chaque chose, le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer pour les plus excellentes toutes celles dont ils étaient le plus heureusement affectés. Ainsi ont-ils dû former ces notions par lesquelles ils expliquent les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal (…) Donc, tout ce qui contribue à la santé ainsi qu’au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien, tandis que ce qui leur est contraire, ils l’ont appelé Mal. (…) chacun a jugé des choses selon la disposition de son cerveau, ou plutôt a tenu pour les choses elles-mêmes les affections de son imagination. »)

p. 67 :

C’est pourquoi, parmi les hommes, aussi longtemps qu’on les considère comme vivant sous l’empire de la nature seule, aussi bien celui qui n’a pas encore connaissance de la raison, ou qui n’a pas encore l’état de vertu, vit en vertu d’un droit souverain, soumis aux seules lois de l’appétit, que celui qui dirige sa vie suivant les lois de la raison. (comme nous ne sommes pas encore passés au droit positif qui dépend de l’institution de l’État, qui découle lui aussi de la nature, il n’y a ni règle ni donc crime à agir selon sa nature, y compris si elle conduit au meurtre).

(…) pas de péché avant la loi… (là où l’État et ses lois n’existent pas, il ne saurait y avoir de crime, puisque ce n’est en aucun cas le criminel qui définit le crime, et encore moins le crime lui-même)

[3] Le droit naturel de chaque homme se définit donc non par la saine raison, mais par le désir et la puissance. (la puissance de chaque individu existe immédiatement en acte, et se manifeste par le désir : c’est de là qu’est tiré le droit naturel ; encore une fois, cela vaut pour le sage comme pour l’insensé)

(…) tous au contraire naissent ignorants de toutes choses et, avant qu’ils puissent connaître la vraie règle de vie et acquérir l’état de vertu, la plus grande partie de leur vie s’écoule, même s’ils ont été bien élevés (les hommes commencent par vivre dans l’ignorance, donc dans les passions et les idées inadéquates, et c’est ce qui justifie, pour tous les hommes, l’existence de l’État — les insensés, pour les les protéger d’eux-mêmes ; les sages, pour les protéger des insensés); (…) par la seule…

p. 68

…impulsion de l’appétit (Spinoza fait reposer tout l’édifice de chaque individu sur le désir qui ne dépend pas d’un choix libre), puisque la nature ne leur a donné rien d’autre et leur a dénié la puissance actuelle de vivre suivant la droite raison (idée très importante : les individus ne sont pas naturellement dotés d’une droite raison efficace : cette efficacité de la raison doit se travailler ; sans ce travail, l’individu demeure plus ou moins ignorant et insensé) (…). Tout ce donc qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de la nature (ceci dans l’hypothèse d’un état de nature antérieur à la cité et au droit civil qui l’accompagne) juge lui être utile, (…) il lui est loisible de l’appéter (de le désirer) en vertu d’un droit de nature souverain (c’est pourquoi  cet « état de nature », comme l’appelle Hobbes, parce qu’il contient le droit souverain de penser, Spinoza le défendra même et surtout après l’établissement des lois dont les garants, le pouvoir politique, donc l’État, et parfois les religions, tentent toujours de réduire cette liberté de penser, ce qui est contraire à la nature des choses) (…) tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire. (on voit poindre ici la guerre de chacun contre chacun chère à Hobbes, précurseur de Spinoza : sans la droite raison, les individus se font la guerre parce que leurs désirs ne sont pas compatibles : l’homme est donc le seul être à avoir besoin de se donner des règles, pour s’y plier ou leur désobéir, dit Wittgenstein)

[4] Il suit de là que le droit et l’institution de la nature, sous lesquels tous naissent et vivent la plus grande partie de leur existence, ne prohibe rien…

p. 69

…sinon ce que personne ne désire et ne peut (personne ne veut voir sa puissance d’agir diminuer ! ni le sage ni l’insensé ne souhaitent céder du terrain, perdre, se soumettre. Ce qui correspond à l’état de nature chez Hobbes, qu’appréciait Spinoza, où il n’y a ni Bien ni Mal, ni crime ni péché); ni les conflits, ni les haines, ni la colère, ni l’aversion, quel qu’en soit l’objet, qu’inspire l’appétit. (c’est ce qu’on peut appeler pessimisme politique spinoziste : rien ne peut supprimer les passions humaines, comme nous le verrons plus loin, et comme le montre le début du Traité politique, comme ce passage par exemple du §5 : « S’imaginer qu’on mènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. »). (…) la nature ne se limite pas aux lois de la raison humaine dont l’unique objet est l’utilité véritable et la conservation des hommes (la nature ne se réduit pas à ce que l’homme appelle raison) ; elle en comprend une infinité d’autres qui se rapportent à l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie (« l’homme est une infime partie de la nature », qui se prend pour « un empire dans un empire » — les deux formules sont de Spinoza —, une nature particulière qui serait séparée voire supérieure à la nature comme tout : ) ; et par la seule nécessité de cet ordre tous les êtres individuels sont déterminés à exister et à se comporter d’une certaine manière. 

Toutes les fois donc qu’une chose nous paraît ridicule, absurde ou mauvaise dans la nature, cela vient de ce que nous connaissons les choses en partie seulement et ignorons pour une grande part l’ordre et la cohésion de la nature entière et voulons que tout soit dirigé au profit de notre raison (ici, il ne faut pas commettre un contresens : ce n’est pas parce que la réflexion de Spinoza se place sous l’égide de la raison la plus rigoureuse, sur le modèle des mathématiques, more geometrico – suivant l’ordre des géomètres – est-il écrit sous le titre de l’ Éthique, le grand livre de Spinoza, publié après la mort de son auteur, que Spinoza pense que la réalité est rationnelle : la causalité ne signifie pas harmonie, et concerne autant les conduites les plus insensées que les plus sages ; contresens que le refus par Spinoza de toute finalité devrait permettre d’éviter) alors que ce que la raison prononce être mauvais n’est pas mauvais au regard de l’ordre et des lois de toute la nature, mais seulement au regard des lois de notre nature seule. (les lois humaines ne représentent qu’une infime partie de ce qui existe et qui n’en dépend pas : la rationalité dont sont capables les hommes n’est pas transposable dans la nature, dont la nécessité implacable est aveugle, ou sans finalité)

2. Pourquoi il est utile que les hommes s’accordent

[5] (…) qu’il est de beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant les lois et les injonctions certaines de la raison, lesquelles tendent uniquement, comme nous l’avons dit, à ce qui est réellement utile aux hommes. (utile ne veut pas dire nécessaire, donc inévitable : Spinoza n’aurait pas adhéré à la croyance au progrès historique, idée qui s’est imposée au 19e, après Hegel, avec Marx entre autres penseurs)

En outre, il n’est personne qui ne désire vivre à l’abri de la crainte autant qu’il se peut, et cela est…

p. 70 :

tout à fait impossible aussi longtemps qu’il est loisible à chacun de faire tout ce qui lui plaît (comme le dira Hegel 120 ans plus tard, l’état de nature est un état misérable qu’il est souhaitable de quitter, où l’on est menacé de mort ou de servitude à tout instant : mais je me suis demandé très tôt dans ma vie d’apprenti philosophe si cet état de nature est à voir dans le passé ou dans un futur toujours menaçant), et qu’il n’est pas reconnu à la raison plus de droits qu’à la haine et à la colère (sans règle commune, et même sous leur autorité, les hommes ignorent ou tendent à oublier qu’en eux l’entendement est ce qu’il y a de meilleur, que les passions doivent être maîtrisées, ce qui demande du travail sur soi de l’humanité, ce qui s’appelle histoire…Rien n’est « prévu » dans la nature pour faire triompher la raison sur la déraison, et Dieu ne gouverne pas le monde comme un roi).

(…) s’ils ne cultivent pas la raison, ils restent asservis aux nécessités de la vie (on peut mesurer par cette remarque à quel point Spinoza ne songe jamais, en premier lieu, à autre chose qu’à comprendre la réalité : seule la raison permet d’augmenter toujours la puissance d’agir des hommes ; les passions le peuvent aussi, mais ponctuellement ; sinon, les nécessités de la vie, donc les passions, la possible violence, règnent sur nos existences individuelles et notre vie commune) (…) les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps (on retrouve ici le Léviathan de Hobbes, « corps social » qui englobe et commande aux individus, pareils à des cellules, sorte d’entité supérieure politique, permettant d’organiser la vie commune malgré la persistance des conduites insensées de la plupart des hommes — Spinoza est un réaliste pessimiste : il m’a toujours paru difficile d’en faire un philosophe pour « gens de gauche », chose qui. a eu lieu avec Nietzsche dans les années 1970, malgré sa défense inconditionnelle de la liberté de parler — celle de penser est impossible à détruire, à moins que l’individu soit faible d’esprit et gobe la propagande — encore un fait de nature qui peut toujours arriver) et ont fait par là que le droit que chacun avait de nature sur toutes choses appartînt à la collectivité et fût déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble. (contrat par lequel chacun va renoncer à sa liberté illimitée mais non garantie pour obtenir en échange une liberté limitée mais garantie : attention, ce contrat n’est pas comme un contrat de mariage ; c’est plutôt quelque chose de tacite, on vient au monde dans tel pays, on en apprend la langue, les coutumes et on s’y plie, d’abord aux parents, puis à la société, à ses manières de vivre, de penser d’agir, de faire : Spinoza ne dit jamais « on devrait faire ceci ou ceci » ; la seule chose qui l’intéresse est de comprendre la réalité, et en la comprenant de choisir la meilleure attitude)

p. 71 :

il leur a donc fallu, par un établissement très ferme, convenir de tout diriger suivant l’injonction de la raison seule (à laquelle nul n’ose contredire ouvertement pour ne paraître pas dément), de réfréner l’appétit, en tant qu’il pousse à causer du dommage à autrui, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qui leur fût fait, et enfin de maintenir le droit d’autrui comme le sien propre.(ces propos montrent que Spinoza ne se fait guère d’illusions sur l’adhésion à ce « contrat social » : il est souscrit le plus souvent par intérêt égoïste et demeure fragile parce qu’il demeure superficiel ; il y a des traces d’injonctions religieuses, surtout à la fin – Rovere le souligne plus précisément dans la note au bas de la p. 71)

[6] Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide, et garanti, c’est ce que nous allons voir. (comme Spinoza sait que ce pacte est fragile, il va s’interroger sur les conditions qui le rendront plus ou moins solide) C’est, observons-le, une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu’il juge être bon, sinon par espoir d’un bien plus grand ou par crainte d’un dommage plus grand, ni n’accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d’un plus grand bien. (cette loi universelle ne disparaîtra pas avec l’établissement de règles, et Spinoza ne le voudrait donc pas : ce qu’il faut faire, c’est l’orienter en vue du bien commun)

p. 72 :

(…) vérités éternelles que nul ne peut ignorer. (Spinoza ne croit donc nullement à une transformation profonde de l’homme, à une mutation anthropologique comme on dit maintenant, à une métamorphose complète de notre espèce ; c’est également souligné dans le Traité politique : « je suis très convaincu que l’expérience a déjà indiqué toutes les formes d’État capables de faire vivre les hommes en bon accord et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites (…) par conséquent il est à peine croyable qu’on puisse concevoir quelque combinaison vraiment pratique et utile qui n’ait pas été déjà suggérée par l’occasion ou le hasard, et qui soit restée inconnue à des hommes attentifs aux affaires publiques et à leur propre sécurité », indique le §3 du ch. 1 : cela veut dire que nous ne trouverons certainement jamais la solution parfaite du problème politique, ce dont Kant conviendra)

Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse d’abandonner quelque chose du droit qu’il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu’il a pu faire, sinon par crainte d’un mal plus grand ou espoir d’un plus grand bien. (ce seront donc la crainte et l’espoir qui feront s’unir la plupart des hommes, et non leur raison ou sagesse)

p. 73 :

Ou bien supposons que, sans intention de fraude, j’ai promis à quelqu’un de m’abstenir pendant vingt jours de pain et de tout aliment et qu’ensuite je voie que j’ai fait une promesse insensée et que je ne puis la tenir sans le plus grand dommage ; puisque, en vertu du droit naturel, de deux maux je suis tenu de choisir le moindre, je peux d’un droit souverain manquer de foi à ce pacte et faire que ce qui a été dit, soit comme s’il n’avait pas été dit. (Cornélius Castoriadis s’est peut-être souvenu de ce passage lorsqu’il écrivait – je n’ai pas retrouvé l’endroit dans son oeuvre importante – qu’aucune religion n’est assez irrationnelle pour exiger de ses fidèles un jeûne de nourriture et d’eau de trois mois)

[7] De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force (l’utile est à entendre ici au double sens de ce qui permet à une communauté de persévérer dans son être, de durer donc, idée qu’on trouve chez Machiavel, et de ce qui permet à un individu de persévérer dans son être) ;

p. 74 :

Si maintenant tous les hommes se laissaient facilement conduire sous la seule conduite de la raison et connaissaient la très grande utilité et la nécessité de l’État,(…) tous observeraient rigoureusement les pactes avec la plus entière fidélité (…). Mais il s’en faut de beaucoup que tous se laissent aisément conduire sous la seule conduite de la raison ; chacun se laisse entraîner par son plaisir et le plus souvent l’avarice, la gloire, l’envie, la haine, etc., occupent l’âme de telle sorte que la raison n’y a plus aucune place. (ce paragraphe montre, par l’hypothèse selon laquelle les hommes se conduiraient par la seule raison, que Spinoza ne croit nullement qu’une société puisse exister qui se fonde sur la seule raison ; Spinoza ne se paye pas de mots, comme à son habitude)

(…) personne cependant ne peut, à moins qu’à la promesse ne s’ajoute quelque autre chose, se reposer avec assurance sur la bonne foi d’autrui, puisque chacun peut agir par ruse suivant le droit de nature et n’est pas tenu d’observer le pacte sinon par espoir d’un bien plus grand ou crainte d’un plus grand mal. (même le pacte une fois établi, nul ne peut entièrement faire confiance à autrui, sauf si l’individu voit quelle utilité il peut tirer de sa soumission au pacte ; Hobbes va jusqu’à dire que l’esclavage est un premier pacte, ou contrat, bien que fondé sur la force, puisqu’en échange de la soumission servile, on sauve sa vie)

p. 75 :

(…) sans cette condition son commandement sera précaire et nulle personne ayant une force supérieure ne sera, si elle ne le veut pas, tenue de lui obéir. (ce paragraphe s’inspire de la théorie hobbesienne de la souveraineté absolue. Ou bien la souveraineté est absolue ou bien elle ne l’est pas, puisqu’elle peut être contestée par des contre-pouvoirs. On en trouve une trace dans la théorie dite de l’auto-présupposition de l’État : s’il repose sur la « souveraineté populaire », les modalités de celle-ci sont définies par l’État et par lui seul, comme l’élection d’un député ou d’un président de la République en France – ce sont des souvenirs de mes études de philosophie politique à Aix-en-Provence avec un certain monsieur Mathiot, puis à Nice avec Clément Rosset et Dominique Janicaud)

3. Comment le contrat social spinoziste s’accorde avec le droit naturel de chaque individu

[8] Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le droit naturel y contredise le moins du monde, et tout pacte être observé avec la plus grande fidélité ; il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient (formulation classique du contrat social, que reprendra Rousseau), de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de nature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice. Le droit d’une société de cette sorte est appelé démocratie et la démocratie se définit ainsi : l’union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. (ce n’est pas à l’État, qui n’est que le résultat de ce transfert, que l’individu renonce à toute la puissance que lui donne la nature, mais à la société : de fait, il n’y a jamais de société sans ce « plébiscite de tous les jours« , célèbre formule d’Ernest Renan pour répondre à la question « qu’est-ce qu’une nation ? »)

De là cette conséquence que le souverain n’est tenu par aucune loi et que tous lui doivent obéissance pour tout (le souverain est issu de chaque abandon individuel à la société ; mais cela reste des formulations abstraites : dans la réalité, comme je l’ai déjà dit, chaque individu, par sa naissance, son enfance, s’est déjà agrégé à une communauté humaine de facto)

p. 76 :

Si, en effet, ils avaient voulu conserver pour eux-mêmes quelque chose de ce droit, ils devaient en même temps se mettre en mesure de le défendre avec sûreté (nul ne peut se sauvegarder seul, ni même survivre seul : Nietzsche fait partir le besoin de communiquer du besoin d’appeler au secours. Mais cela n’explique pas que l’être humain soit l’animal qui échange avec ses congénères, ce que ne font pas les animaux. L’échange vient de nos pensées et de la différence entre les nôtres et celles d’autrui. Jean-Pierre Voyer disait dans son Introduction à la science de la publicité, qui date de 1975 : « On peut différencier les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par le travail, par ce que l’on veut. Ils commencent eux-mêmes à se différencier des animaux dès qu’ils commencent à échanger leurs moyens de subsistance. En échangeant leurs moyens de subsistance, ces hommes produisent indirectement leur genre c’est-à-dire eux-mêmes comme hommes. L’animal se confond entièrement et directement avec son activité vitale. Il est cette activité. L’homme fait de son activité un objet d’échange. L’échange de l’activité humaine à l’intérieur de la production aussi bien que l’échange des produits humains entre eux, est l’activité générique et l’esprit générique. » Voyer, Introduction à la science de la publicité, 1975. Je souligne. Voyer écrit aussi dans le même livre ce qui suit qui concerne individu et communauté : »La publicité est l’inséparabilité de l’individu et du genre ; elle n’est pas l’unité faisant abstraction de l’individu et du genre, mais en tant qu’unité de l’individu et du genre, elle est cette unité définie, ou l’unité dans laquelle l’individu et le genre sont, alors que l’individu et le genre, en tant que séparés l’un de l’autre, ne sont pas. » Je me demande si je ne vais finir par consacrer un article à cet auteur très particulier…). 

Nous y étant ainsi soumis, tant parce que la nécessité (comme nous l’avons montré) nous y contraignait que par la persuasion de la raison elle-même (on voit ici que pour Spinoza la nécessité et la raison s’accordent toujours, quel que soit le prix à payer… car si, grâce à la nécessité, il y a de bonnes rencontres à faire, il y en a aussi de très mauvaisesmais ce n’est pas irrationnel pour autant : l’irrationnel, c’est comme la finalité, le possible et le non-être, ça n’existe que comme fiction dans l’esprit des hommes), (…) nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient les plus absurdes du monde ; la raison nous ordonne de le faire, parce que c’est choisir de deux maux le moindre. (absurde ne veut pas dire ici contraire au bien que chacun poursuit, sinon l’argument ne tiendrait pas ; absurde veut simplement dire qu’un commandement du souverain peut être déraisonnable ; mais si en m’y opposant je perds la vie alors qu’en m’y soumettant, je dois par exemple suivre un rite religieux que je juge absurde, j’ai la vie sauve, alors je choisirai certainement de m’y soumettre ; exemple historique : l’immense majorité des allemands opposés au nazisme ne se sont pas sacrifiés en le combattant jusqu’à la mort ; c’est donc qu’ils trouvaient plus d’avantages à se soumettre qu’à se soulever contre le nazisme)

[9] (…) ce droit de commander tout ce qu’ils veulent n’appartient aux souverains qu’autant qu’ils ont réellement un pouvoir souverain (on n’est jamais souverain seulement par le droit ou la justice ; on l’est d’abord par la force, ce qua bien compris un autre grand penseur du 17e, Blaise Pascal dans un passage très connu des Pensées : « Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. » Le nécessaire est plus « impératif » que le juste : la justice peut être bafouée – ce qui entraînera des conséquences elles-mêmes nécessaires, mais jamais la nécessité, qui a quelque chose de « divin », puisqu’elle « appartient » à la substance) ; ce pouvoir perdu, ils perdent en même temps le droit de tout commander (on retrouve ici l’idée de souveraineté absolue déjà abordée plus haut)

p. 77 :

Pour cette raison, il est extrêmement rare que les souverains commandent des choses très absurdes (Castoriadis donne un exemple d’absurdité : pendant la déroute des nazis sur le front de l’est, les allemands réquisitionnaient des trains, qui eurent été fort utiles pour ravitailler ce front, à seule fin d’envoyer des juifs dans les camps de concentration) ; il leur importe (…) par prévoyance et pour garder le pouvoir, de veiller au bien commun et de tout diriger selon l’injonction de la raison (ici, nécessité et raison, comme toujours, font cause commune : ce qu’espère l’individu du contrat tacite ou exprès, le souverain l’attend aussi, à sa façon) : personne, (…) n’a longtemps conservé un pouvoir de violence (idée confirmée par l’histoire). Outre que, dans un État démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité (autre idée confirmée par l’histoire); cela est peu à craindre en second lieu à raison du fondement et de la fin de la démocratie (fin au sens d’objectif) (…) soustraire les hommes à la domination absurde de l’appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la raison (même en démocratie, les hommes ont tendance à outrepasser ces limites, qu’il faut leur rappeler sans cesse), pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix (ce que Julien Freund appelle les buts spécifiques du politique, qu’il ne faut pas confondre avec le règne des fins, qui sont le plus souvent morales, voire religieuses ou idéologiques, comme les finalités communisme :  la politique ne vise que la concorde entre les citoyens et la paix avec les autres pays, ce qui est déjà beaucoup, sa finalité est le bien commun, nullement un but transcendant l’histoire comme le bonheur de l’humanité, la réconciliation de l’homme avec lui-même et autres idées vagues ; Freund, comme Spinoza, s’appuie sur des invariants de la nature humaine : il a cherché – et trouvé ? – l’essence du politique); ôté ce fondement, tout l’édifice croule. Au seul souverain donc il appartient d’y pourvoir (il incombe donc à l’État de guider les hommes en direction de cette vie commune raisonnable ; État que Hegel appellera de ce fait « tout rationnel »… Inutile de dire que nous en sommes loin…)

[10] Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en… (Spinoza va répondre par anticipation à l’objection simpliste qu’on retrouve si souvent dans les copies des potaches : « si on doit obéir aux lois, alors on n’est plus libre »)

p.78 :

(…) en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la raison. (réfutation classique de cette objection qui avance l’idée saugrenue que l’homme libre serait celui qui consent à tous ses désirs ; cela n’est vrai que s’il s’agit du seul désir de vérité et de bien ; dans tous les autres cas, c’est faux : c’est pourquoi, obéissant aux lois, qui ne sont que très rarement absurdes, je demeure libreRousseau reprendra cette idée dans Du contrat social, publié en 1762, ch. VI : »« trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant« )

Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté (Freud lui-même dira que les hommes étaient bien plus libres avant que les lois existent, mais c’était une liberté sans aucun garantie, donc sans valeur réelle) (…) c’est la raison déterminante de l’action qui le fait (je suis esclave si j’obéis à contrecoeur à une loi juste ; mais si je lui obéis avec un assentiment total, je demeure libre puisque j’obéis à un principe juste). Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave (si le citoyen obéit par crainte, parce qu’il est insensé, parce qu’il voudrait faire ce qui est interdit par la loi, comme le meurtre, alors il est bien sûr esclave, comme l’est un criminel) inutile à lui-même ; au contraire, dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande (idée qui est au coeur de la démocratie),(…) cet État est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite raison, car dans cet État, chacun, dès qu’il le veut, peut être libre

p. 79 :

…(…) les enfants, bien que tenus d’obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves (excellent argument pour faire comprendre que l’obéissance n’est pas l’esclavage); (…)

[11] Par ce qui précède, je pense avoir assez montré les fondements de l’État démocratique, duquel j’ai parlé de préférence à tous les autres (Spinoza préfère la démocratie à tout autre régime parce qu’il est fondé sur la raison commune et défend la liberté des individus sensés, les insensés étant, même en régime démocratique comme des esclaves qui s’ignorent, tel celui qui ne commet pas de crime que sous la menace des lois), parce qu’il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la nature reconnaît à chacun (la démocratie relève doublement de la nature – bien qu’elle soit un artifice permettant aux hommes de vivre ensemble dans la concorde : d’abord de la nature des choses à laquelle nulle politique ne saurait se soustraire ; ensuite de la nature de l’homme qui est enclin à faire ce qui est bon pour lui). Dans cet État en effet nul ne transfère son droit naturel à un autre (ce qui ferait de moi un esclave d’un autre)

p. 80 :

(…) il le transfère à la majorité de la société dont lui-même fait partie (Rousseau ne dira pas mieux, un siècle plus tard, avec son concept de « volonté générale »); et dans ces conditions tous demeurent égaux, comme ils l’étaient auparavant dans l’état de nature (remarque dont il faut saisir cette subtilité : par un seul mot, « égalité », Spinoza parle en fait de deux égalités très différentes : la première, que j’appellerai « égalité négative », est évoquée par Hobbes de façon magistrale dans Léviathan, quand il dit que dans l’état de nature le plus faible peut toujours, par ruse, tuer le plus fort ; égalité désastreuse s’il en est et qui a obligé toutes les sociétés organisées à bâtir des hiérarchies ; la seconde, « égalité positive » est celle de la pensée, de la raison et de la liberté qui les accompagne, qui sont en chaque homme, et qui est garantie pour tous en démocratie ; Spinoza dit dans un passage de l’Éthique – que je n’ai pas retrouvé -que « tous les hommes pensent« ).

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4. Du droit public au droit civil. Justice et injustice, obéissance et violation des lois, ami et ennemi.

[12] Après avoir ainsi montré les fondements et le droit de l’État, il sera facile de déterminer ce qu’est le droit civil privé (le droit civil est une branche, la plus importante, du droit privé, qui régit les rapports entre les personnes dans leurs relations privées ; les autres sont le droit commercial, le droit du travail, le droit pénal. Il faut le distinguer du droit public qui régit les rapports entre les personnes privées et l’État ou les collectivités publiques. C’est ce dont Spinoza a parlé précédemment)

[13] Par droit civil privé nous ne pouvons entendre autre chose que la liberté qu’a l’individu de se conserver dans son état (évidemment, Spinoza n’entre pas dans le détail de ce droit civil privé : ce qui l’intéresse en tant que philosophe est le fondement, ou principe, qui régit ce droit qui, dans le détail, concerne, le droit des personnes, de la famille, des biens, des obligations, des successions…)

[14] (…)seulement entre particuliers, tenus par

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le droit à ne pas se léser l’un l’autre, il peut y avoir place pour une violation du droit. (on appelle délit, crime, quand un particulier viole le droit d’un autre particulier ; en principe, l’État ne peut pas violer le droit – aujourd’hui, en France, c’est le Conseil constitutionnel, institué par la Constitution du 4 octobre 1958, qui veille au respect de la Constitution et notamment des droits et libertés qu’elle garantit. C’est comme aux échecs : il est impossible de faire faire à une tour ce que fait le un cavalier. Mais un panneau « sens interdit » n’empêche pas qu’un véhicule puisse emprunter cette rue interdite. De même, de fait, l’État peut commanditer aux services secrets des actions illégales, mais pas en principe, i.e. selon la Constitution. Souvent, on confond interdiction et impossibilité. Aucune loi n’a jamais empêché un délit ou un crime d’être commis. En revanche, une impossibilité est par définition non réalisable : la polygamie est à la fois interdite et impossible en France. Vincent Descombes m’a aidé à comprendre cette distinction)

[15] La justice est une disposition constante de l’âme à attribuer à chacun ce qui d’après le droit civil lui revient (définition de la justice que je donnais à mes élèves : Spinoza s’appuie sur une distinction d’Aristote entre une justice »extérieure », la justice générale, et une autre « intérieure », la justice particulière ; la générale est la vertu morale principale, sans quoi aucune autre vertu, ni aucune loi, issue de la justice particulière – avec ses deux modes, distributive et commutative, ne pourrait exister : « Disposition à accomplir des actions qui produisent et conservent le bonheur et les éléments de celui-ci pour une communauté politique.« ) ; (…) On appelle aussi la justice et l’injustice, équité et iniquité (l’équité est plus juste que la stricte égalité : pour revenir à Aristote, celui-ci énonce deux principes : 1)- « aux inégaux des parts inégales » : justice distributive ; 2)- « aux égaux des parts égales » : justice commutative. Par exemple, un étudiant travailleur et doué aura de meilleures notes qu’un autre paresseux et peu doué. Ce point est important pour comprendre le rapport entre les individus et la politique adoptée par la communauté à leur égard à tous : attribuer un salaire identique à tous les hommes sans considération de leurs talent et de leur sérieux ne paraît guère juste), parce que les magistrats institués pour mettre fin aux litiges sont tenus de n’avoir aucun égard aux personnes, mais de les tenir toutes pour égales (en droit, mais pas en talent : l’insensé et le sage sont égaux, mais l’insensé sera sûrement puni pour tel délit ou crime, au contraire du sage) et de maintenir également le droit de chacun ; de ne pas porter envie au riche ni mépris au pauvre (la distinction par la richesse importe évidemment beaucoup moins à Spinoza que la distinction par la conduite sensée ou insensée).

[16] (…) Ce contrat aura force aussi longtemps que son fondement, c’est-à-dire la considération du danger ou de l’utilité subsistera, car nul ne contracte et n’est tenu d’observer un pacte que par espoir de quelque bien ou crainte de quelque mal ; si ce fondement n’est plus, le pacte aussi a cessé d’être, l’expérience même le montre assez. (la théorie de Julien Freund est donc spinizosiste, selon laquelle il n’y a pas de politique sans ennemi. Freund a développé le couple « ami-ennemi » : toute relation entre deux États oscille entre l’amitié et l’inimitié ; l’idée lui est venue de sa lecture de Carl Schmitt : le monde politique est un pluriversum, et non un universum)

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(…) qui donc se reposera sur les paroles et les promesses d’un autre, alors que cet autre conserve sa souveraineté et le droit de faire ce qui lui plaira et que sa loi suprême est le salut et l’utilité de l’État où il commande, qui, sinon un insensé ignorant le droit des souverains ? (« Élever un animal qui puisse promettre, n’est-ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s’est donnée à propos de l’homme ? (Nietzsche, La généalogie de la morale, deuxième dissertation, § 1, p. 251, in Oeuvres philosophiques complètes, VII. Tout y est en accord avec Spinoza : la nature et le besoin de produire des hommes capables de promettre, condition nécessaire mais non suffisantes de la vie commune). Je cite un bon article trouvé sur l’Internet : « Ceci suppose que l’on passe d’une domestication par simple « dressage » animal à une éthique dans laquelle l’individu puisse promettre, c’est-à-dire à la fois se souvenir et s’engager pour l’avenir à accepter de rembourser, de « payer pour sa faute ». Être fidèle à son passé et s’engager pour l’avenir constituent l’homme comme « historique », cet accès à l’historicité étant le fruit le plus mûr de l’éthique des mœurs, résultat de « tout son travail préhistorique », écrit Stanguennec André).

Et si, en outre, nous avons égard à la piété et à la religion, nous verrons que personne ne peut sans crime tenir ses promesses au détriment de l’État où il commande (ici, Spinoza donne clairement la priorité à l’État sur la religion); toute promesse qu’il a faite en effet et qui se trouve par chance dommageable à l’État, il ne peut la tenir qu’en manquant à la foi due à ses sujets (Spinoza place la foi, modalité individuelle, au-dessus de la religion instituée, modalité collective, dont il s’est toujours méfié, qu’elle soit juive ou calviniste)

[17] Poursuivant, je dirai que l’ennemi est celui qui vit hors de la cité et ne reconnaît, ni en qualité d’allié, ni en qualité de sujet, le gouvernement qu’elle a institué (je note que l’ennemi ne peut se trouver dans la cité, où il peut être perçu seulement comme un adversaire, sauf s’il trahi son pays pour servir un pays ennemi). Ce n’est pas la haine en effet qui confère la qualité d’ennemi de l’État, c’est le droit qu’a la cité contre lui (Spinoza a toujours le souci de ne pas mêler les affects à la pensée)

p. 84 :

[18] Enfin le crime de lèse-majesté n’est possible qu’à des sujets ou à des citoyens qui, par un pacte tacite ou exprès, ont transféré la totalité de leur droit à la cité (les citoyens peuvent être poursuivis s’ils ont accepté de se soumettre aux lois de la cité. L’individu, pour Spinoza, n’a pas de droit par lui-même, en vertu de son existence en tant qu’individu) et l’on dit qu’un sujet a commis ce crime, quand il a tenté de ravir pour une raison quelconque, ou de transférer à un autre, le droit du souverain. Je dis quand il a tenté ; car si la condamnation devait suivre la commission du crime, la cité la plupart du temps s’efforcerait trop tard de condamner, le droit étant déjà acquis ou transféré à un autre. Je dis ensuite absolument celui qui pour une raison quelconque a tenté de ravir le droit du souverain; qu’un dommage doive s’ensuivre en effet pour l’État ou au contraire qu’il doive en recevoir le plus clair accroissement, cela ne fait à mes yeux aucune différence. Quelle que soit la raison de sa tentative, il y a eu lèse-majesté et il est condamné à bon droit. Tout le monde reconnaît bien en temps de guerre que cette condamnation est prononcée à très bon droit : qu’un soldat en effet ne reste pas à son poste, qu’à l’insu du chef il marche à l’ennemi, son plan d’attaque a beau avoir été bon, encore est-il sien, il a beau avoir mis l’ennemi en fuite, il n’en en est pas moins justement condamné à mort pour avoir violé son serment et le droit du chef. Tous ne…

p. 85 :

(…) Puisque, en effet, l’État doit se conserver et se diriger par le seul conseil du souverain et que, par un pacte liant absolument sujets ou citoyens, ce droit appartient au seul souverain, si un individu, de sa propre décision et à l’insu du conseil souverain, a entrepris l’exécution d’une affaire publique, quand bien même un accroissement certain en résulterait pour la cité, il a cependant violé le droit du souverain, a lésé la majesté et mérité une condamnation (une fois la loi édictée par le souverain – qui peut être un roi ou une assemblée, ou un État démocratique – les individus n’ont plus aucun droit d’y contrevenir).

5. Droit civil et droit divin

[19] (…) tous absolument (que…

p. 86 :

…nous ayons ou n’ayons pas l’usage de la raison) (parenthèse qui s’explique par le fait que selon Spinoza, soit l’homme agit selon ses impulsions et des désirs, soit selon la raison, mais en aucun cas selon cette liberté appelée libre-arbitre à laquelle il ne croit pas, et qui n’a aucune place dans sa conception nécessitariste du réel) nous sommes également tenus, par le commandement de Dieu, d’aimer notre prochain comme nous-mêmes (Dans l’Ancien Testament, la Torah des juifs, on a un impératif moral moins exigeant si l’on peut dire : « aimez ceux qui vous aiment », que cite d’ailleurs – de mémoire – Spinoza dans une Lettre ; ici, la référence à Jésus est claire ; Spinoza le considérait comme supérieur à tous les prophètes : « Je ne crois donc pas qu’aucun (Spinoza parle des prophètes) se soit élevé jamais au-dessus des autres à une telle perfection si ce n’est le Christ à qui les décisions de Dieu qui conduisent les hommes au salut ont été révélées. (…) La voix du Christ peut donc être appelée Voix de Dieu (…). En ce sens nous pouvons dire que la Sagesse de Dieu, c’est-à-dire une sagesse supérieure à l’humaine, a revêtu dans le Christ la nature humaine, et que le Christ a été la voie du salut.  » T.T.P., chapitre premier, De la prophétie, traduction Appuhn), nous ne pouvons donc pas sans violation du droit causer du dommage à autrui et vivre d’après les seules lois de l’appétit.

(…) l’état de nature, car il est, par nature et dans le temps, antérieur à la religion. Personne ne sait de la nature, qu’il est tenu…

p. 87 :

…à l’obéissance envers Dieu ; on ne le saisit même par aucun raisonnement ; seule la révélation confirmée par des signes le fait connaître à chacun (je résume mes impressions sur les quelques passages soulignés ci-dessus : Spinoza est donc croyant en ce sens qu’il croit à une révélation : mais il la pense certainement sans aucun anthropomorphisme. Dieu, ou la nature, ou la substance, contient tout ce qui existe, y compris les idées ; et l’homme est fait naturellement comme ayant fini, après une longue période d’ignorance appelée état de nature, par avoir accès par la pensée aux idées, en particulier politiques, via Moïse, puis morale, via Jésus – c’est du moins comme cela que je conçois cette croyance à la révélation). En conséquence, avant la révélation, nul ne peut être tenu par le droit divin qu’il ignore nécessairement (de même qu’avec la loi, il n’existe nul crime

p. 88 :

[20] On peut cependant nous opposer encore, en manière d’instance, que les souverains sont tenus par ce droit divin autant que les sujets ; et cependant nous avons dit qu’ils conservaient le droit naturel et que tout leur était permis en droit (on voit ici que Spinoza tient à placer le souverain au-dessus des religions instituées). (…) il n’est pas tenu de reconnaître un mortel comme juge ni comme défenseur de droit de la religion (idée assez surprenante par laquelle Spinoza donne à chacun le droit de résister à un autre mortel – son rapport à Dieu, comme chez certains protestants, est un rapport privé). 

C’est ce droit que j’affirme qu’a conservé le souverain (Spinoza reconnaît donc au souverain, roi ou État démocratique, le droit de se placer au-dessus des religions); il peut bien prendre l’avis des hommes, mais il n’est tenu de reconnaître personne comme juge, non plus qu’un mortel quelconque, hors lui-même, comme défenseur d’un droit quelconque, si…

p. 89 :

(…) Le droit civil, en effet, est entièrement suspendu à son décret ; quant au droit naturel, il est suspendu aux lois de la nature, qui sont en rapport non avec la religion dont l’unique objet est l’utilité de l’homme, mais avec l’ordre universel de la nature (par ces deux précisions sur le droit civil et le droit naturel, les religions sont entièrement exclues du domaine politique et juridique : ou bien l’individu dépend du souverain, ou il dépend de la nature, donc de Dieu lui-même), c’est-à-dire avec un décret éternel de Dieu qui nous est inconnu (remarque importante, à l’accent agnostique : nous ne pouvons pas connaître le décret éternel de Dieu concernant toutes choses hors du temps)

p. 90 :

[21] L’on pourrait demander cependant : mais quoi, si le souverain commande quelque chose contre la religion et l’obéissance que par un pacte exprès nous avons promise à Dieu, faudra-t-il obéir au commandement divin ou à l’humain ? (question centrale s’il en est ! À quelle autorité obéir avant tout ? à Dieu ou aux hommes ? Question qui n’a pas grand sens pour Spinoza, puisqu’on ne peut désobéir à Dieu, tout étant nécessaire par son décret éternel) Devant traiter ce point plus complètement par la suite, je me contente de dire ici brièvement qu’il faut obéir à Dieu avant tout, quand nous avons une révélation certaine et indubitable (Spinoza « botte en touche » ici, en particulier avec la réserve finale). Toutefois, comme c’est à l’égard de la religion que les hommes errent d’ordinaire le plus (voilà qui nuance fortement la réponse précédente : les hommes sont particulièrement égarés dans le domaine religieux, tandis que dans le domaine politique, les choses sont bien plus claires. Comme le dit Descartes dans sa morale par provision, suivre les coutumes, les moeurs et la religion de son pays)et que la diversité des complexions engendre parmi eux comme un concours de fictions vaines (Arendt souscrirait à ce jugement, elle qui parlait de pluralité des opinions comme concept central en politique), ainsi que l’atteste une expérience plus que suffisante, il est certain que si personne, dans les choses qu’il croit appartenir à la religion, n’était tenu en droit d’obéir au souverain, le droit de la cité dépendrait du jugement divers et du sentiment passionné de chacun (ici, les choses deviennent tout à fait claires, et on comprend la colère des lecteurs attentifs et plus ou moins fanatiques de l’époque : si on obéit à l’idée vague qu’on se fait de Dieu plutôt qu’au souverain, le désordre règnerait sur la cité). Car personne ne serait tenu par le statut établi pour peu qu’il le jugeât contraire à sa foi et à sa superstition, et ainsi chacun, sous ce prétexte, prendrait licence de tout

p. 91 :

faire. Et puisque dans ces conditions le droit de la cité est entièrement violé, au souverain qui seul, tant par le droit divin que par le naturel, a charge de conserver et de garder les droits de l’État, appartient un droit souverain de statuer sur la religion comme il le juge bon (c’est là une idée très moderne de l’État. À comparer à la définition qu’en donne Julien Freund dans L’essence du politique, publié en 1965 : « L’Etat est une unité purement politique qui refuse de se subordonner à des normes qui lui sont transcendantes, d’ordre confessionnel ou autre. Il est avant tout et en premier lieu une réalité subordonnée à une volonté politique et non aux normes juridiques. « ) (…). (on pourrait croire que ce n’est là que ruse liée à la persécution d’écrire, comme dirait Leo Strauss – qui parle de « colère antithéologique » chez Machiavel, Hobbes et Spinoza, les trois penseurs à l’origine de la crise de la modernité dans laquelle nous nous trouvons encore – mais c’est erroné : tout cela découle des concepts de l’Éthique, d’un « Dieu nature substance » entièrement nécessaire et d’un homme à la fois soumis à ses passions, mais aussi à sa raison quand elle se déploie en lui et lui fait concevoir l’État

[22] Et si ceux qui ont le commandement suprême sont des idolâtres, ou bien il ne faut pas contracter avec eux, mais souffrir délibérément les pires extrémités plutôt que de leur transférer son droit ; ou bien, si l’on contracte et qu’on leur ait transféré son droit, puisque par là même on a renoncé à se maintenir soi-même et à maintenir sa religion, on est tenu de leur obéir et de garder la foi promise ou de s’y laisser contraindre. (vision très pragmatique, éloignée de tout dogmatisme qui se contente de diaboliser l’adversaire, et qui a dû choquer bien des esprits, même si Spinoza illustre celle-ci par l’exemple de la conduite des Hollandais avec le Japonais – cf. les dernières lignes de ce chapitre)

p. 93 :

L’expérience quotidienne confirme ces principes. Les souverains chrétiens en effet n’hésitent pas pour la sécurité de leur pouvoir à conclure des traités avec les Turcs et les idolâtres et à ordonner à ceux de leurs sujets qui vont habiter parmi eux de ne pas prendre plus de liberté, tant dans les choses humaines que dans les divines, qu’ils n’en ont stipulé par contrat exprès ou que le souverain de ces pays ne leur en a concédé (illustration de ce que Spinoza évoquait ci-dessus).C’est ce que l’on voit par le traité des Hollandais avec les Japonais dont nous avons parlé plus haut. 

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