Ceci n’est pas mon cours à proprement parler sur Lorenzaccio, plutôt une première approche, libre, peu scolaire et « encombrée » de digressions auxquelles ne pensera peut-être pas l’auteur d’un manuel pour CPGE scientifiques, soucieux de ne pas alourdir son ouvrage à destination de futurs ingénieurs. Les références, parfois reliées d’un fil ténu au thème, sont là pour stimuler le lecteur curieux à étendre sa culture philosophique et littéraire (comme on le fait en « feuilletant » Wikipédia, passant d’une page à l’autre pendant des heures).
Présentation générale
« C’est qu’on trompe et qu’on aime ;
C’est qu’on pleure en riant, c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache* et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature. »
(extrait de Namouna, conte oriental, qui fait partie des Premières poésies de Musset – j’ai souligné les passages qui me semblent pouvoir être reliés à Lorenzaccio et à Musset lui-même)
* On a ici une quasi préfiguration de Meursault (faisons un peu d’onomastique : il « meurt sot », puisqu’il perd deux fois la tête : une fois lors d’un meurtre, une seconde fois sous la guillotine qui l’attend après sa condamnation à mort), personnage central de L’étranger de Camus, sorte d’assassin sans culpabilité (comme Louis Althusser, philosophe et meurtrier de sa femme Hélène, sera un « sujet sans procès », ayant plaidé la perte de discernement au moment du crime). La mauvaise foi de Camus a été analysée par René Girard (penseur du 20e, que Michel Serres a appelé le « nouveau Darwin des sciences humaines », et Pierre Chaunu, le « Einstein des sciences de l’homme »). Hélas, Girard a été critiqué et passablement ignoré en France parce que croyant (sa pensée est très influencée par le judéo-christianisme) et « réactionnaire » (il n’aimait pas du tout Foucault et Derrida, exportés aux USA sous l’appellation french theory). Mais revenons sur L’étranger : la scène du meurtre de l’arabe sur la plage est décrite de telle sorte que le lecteur est facilement embobiné par un Camus de bonne foi. Cependant, on ne trompe jamais aussi bien que lorsqu’on est de bonne foi. Ce premier Camus cherche à faire croire (ce qui est le thème au programme) au lecteur qu’on peut tuer tout en étant innocent, d’où ce lien entre cette citation de Musset et Camus.
Ce dernier corrigera son faux pas dans la pièce de théâtre La chute, où Clamence (encore de l’onomastique : il réclame la clémence, et non « il clame son innocence » — ce qui nous reconduirait à Meursault) passe aux aveux, presque une confession catholique, en confiant son sentiment de culpabilité pour n’avoir pas secouru une jeune femme qui se jeta d’un pont dans la Seine, sous ses yeux. « Contaminé » par l’existentialisme de Sartre dont la culpabilité est un leitmotiv, le dernier Camus croit pouvoir lire en chaque homme une culpabilité fondamentale. C’est le thème judéo-chrétien du péché originel, illustré négativement par la pureté des intentions du Christ, dont le meurtre est imputé au peuple juif avec les conséquences qu’on sait. Le christianisme aurait produit ce que Castoriadis décrit comme une vague de culpabilité dans le monde, inédite jusqu’ici. Mais était-il nécessaire de culpabiliser autant l’homme, et sera-t-il toujours nécessaire de le faire pour éviter de nouveaux massacres ? Nietzsche pense que non, estimant qu’il faut passer au « surhomme », l’homme redevenu innocent (mais un monstre pour nous). Il nous assure qu’il n’y a eu qu’un seul chrétien, et qu’il est mort sur la croix. Car qui peut se targuer d’imiter correctement le Christ ? Comme cela s’est avéré impossible, l’humanité a glissé dans une culpabilité chronique, procédé facilité par la conscience humaine, riche de pensées « inavouables », de tromperies, d’errements, de fantasmes, de jugements… Je termine par un argument en faveur de cette « culpabilisation » : le sentiment de culpabilité ferait diminuer peu à peu la pulsion de meurtre (ce qui n’exclut pas les rechutes, comme le montre le 20e siècle).
Revenons à Musset après cet excursus : « c’est qu’on trompe et qu’on aime », vers cité en tête de ce texte. Musset a connu les diverses façons de (se) faire croire, comme il aura pu connaître celles d’avoir cru ce qu’on cherchait à lui faire croire. Je pense ici à George Sand, du moins telle qu’elle est décrite dans Les amants de Venise de Charles Maurras : excellent livre, bien qu’écrit par un monarchiste, fondateur de l’Action Française, antisémite, anti-protestant, anti-maçonnique. Pour éviter de publier des articles trop longs, j’en donnerai dans un autre article de longs extraits avec mes commentaires occasionnels pour les curieux.
Alfred de Musset est un poète, dramaturge, écrivain, grand représentant du désenchantement romantique français, nourri par les déceptions après la révolution de 1830 et l’ascension irrésistible de la bourgeoisie, la « vie bourgeoise » étant la bête noire du romantisme). Il naît en 1810 et meurt en 1857, oublié, tuberculeux, peut-être syphilitique, alcoolique. Il a mené de front dans sa jeunesse une carrière littéraire de poète prodige et une autre de débauché. Il semble avoir été obsédé à la fois par la pureté et la souillure (je pense à son livre licencieux Gamiani). Il faut sûrement nuancer le reproche de débauche : « Ce n’était pas Rolla qui gouvernait sa vie/C’étaient ses passions, il les laissait aller ». Ces vers viennent « des débris de Rolla », comme les nomme Maurras. Rolla est un long poème qui donne une image assez fidèle de Musset, petit débauché à la recherche de la pureté. Car cette débauche n’était pas aussi grande qu’on a pu le croire : « Ce jeune homme n’avait point abusé de la vie autant que George le lui faisait dire. C’était beaucoup de bruit pour quelques soupers sans façon. Nous connaissons de lui des gamineries, des bravades. La débauche des romantiques était volontiers en figure. Qu’est cet élégiaque petit viveur d’Octave* ou même un Desgenais* auprès du Valmont de Laclos ? » (Charles Maurras, dans Les amants de Venise). Je souligne. (* personnages de La confession d’un enfant du siècle, autobiographie romancée de Musset)
Musset eut une liaison orageuse de deux années (1833-35) avec George Sand (je me permets de conseiller au lecteur de lire Les amants de Venise de Charles Maurras). Cette liaison lui inspirera Lorenzaccio.
Ce drame est inspiré d’un fait réel qui eut lieu en 1537 à Florence (meurtre d’Alexandre de Médicis par Lorenzo Lenzi : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lorenzino_de_Médicis)
L’écriture de Musset est sentimentale, souvent plaintive : Les confessions d’un enfant du siècle sont une longue déploration sur sa vie et une transposition de sa liaison avec George Sand. Si on n’aime pas le romantisme (ou seulement en musique, comme c’est mon cas), bien que je reconnaisse le génie d’un Rousseau, d’un Musset et d’un Baudelaire, la lecture de ces livres me donne envie de me replonger dans Le confort intellectuel de Marcel Aymé (j’aurai l’occasion de parler plus longuement de ce livre, charge époustouflante contre le romantisme du 20e… et le néo-romantisme du 21 e ?)
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