Commentaire de Vérité et politique, ch. 7 de La crise de la culture, huit exercices de pensée politique (1972 pour la traduction française). Cette étude est proposée sous une forme évolutive. Je n’écris pas ce long commentaire dans le but de dégoûter de l’action politique, et encore moins d’exprimer mes propres opinions politiques, d’autant que je suis un philosophe qui n’a jamais pris une carte de parti, n’a aucun goût pour l’engagement politique, à qui répugne le militantisme, et qui pense, comme Jacques Bouveresse (in La demande philosophique, éditions de L’éclat, 1996, p.180), que « la philosophie souffre (…) essentiellement du fait d’être liée beaucoup trop à la volonté d’agir, et pas suffisamment à la volonté de connaître la vérité. »), ce qui m’éloigne quelque peu des positions d’Hannah Arendt.
LA PAGINATION DE L’ÉDITION EN « FOLIO ESSAIS » DE « La crise de la culture POUR PRÉPAS SCIENTIFIQUE 2023-2024″ EST LA MÊME QUE CELLE (CI-DESSOUS) DE MON VIEIL EXEMPLAIRE.
L’article prend naissance à la suite de la couverture, par Hannah Arendt, envoyée comme journaliste par le magazine américain The New Yorker (1) du procès du fonctionnaire du Troisième Reich Adolf Eichmann, et du livre qu’elle en tira, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Hannah Arendt dut faire face à une « prétendue polémique » (Arendt) et au scandale provoqué par la ‘’banalisation’’ du mal (ce qui n’était pas du tout l’intention d’Arendt). Elle dut affronter aussi des mensonges sur ses écrits et sur les faits qu’elle rapportait dans son livre. Cette épreuve la conduisit à s’interroger sur la légitimité de dire la vérité et sur la production des mensonges dans le domaine politique (pris ici au sens large), mensonges qui semblent triompher de la propension à dire le vrai, à manifester le souci de vérité (ce qu’on appelle véracité, qui n’est pas du tout un synonyme de vérité). L’article se divise en cinq parties. La pagination (pour l’instant, en attendant une édition spéciale à destination des CPGE) est celle de mon vieil exemplaire couvert de notes au stylo, qui date de 1985, lu plusieurs fois (paru chez Gallimard, dans la collection Idées, n° 263). J’abrège le nom de la philosophe en HA. Toutes les phrases entre guillemets sont de HA, sauf indication contraire.
(1) Le hasard fait que ce magazine, réputé pour sa rigueur et son souci de vérification des faits qu’il rapporte, a fait parler de lui récemment (22 mai 2023) avec un article écrit par Luke Mogelson intitulé « Two Weeks at the Front in Ukraine », article qui a fait couler beaucoup d’encre parce qu’il révèle l’horreur de ce qui se passe au front, côté ukrainien, article qui semble battre en brèche la thèse ‘’officielle’’ selon laquelle tout se passerait plutôt bien pour l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose aux russes. Ce pourrait être une illustration moderne des propos de HA.
PREMIÈRE PARTIE
p. 289 : HA part d’un lieu commun : « vérité et politique sont en mauvais termes ». Le premier problème qu’elle va examiner est donc le suivant : Pourquoi mensonge et politique se marient-ils si bien ? (qui sera suivi par d’autres)
p. 290 : HA dit que ce lieu commun est rendu plausible par l’adage latin : « Fiat justicia et pereat mundus« (que justice soit faite, le monde dût-il en périr : Nietzsche détournera la formule pour critiquer une autre idée qu’il est le premier à mettre en doute : « que la vérité triomphe, le monde dût-il en périr » : Nietzsche critique aussi le lieu commun cité par HA : la vie n’est ni injuste ni juste, et donc : vouloir une société parfaitement juste est peut-être l’idée totalitaire par excellence). Il semble y avoir un peu d’obscurité dans ce qui suit : « Faut-il que justice soit faite si la survie du monde est en jeu ? Et le seul grand penseur qui osa prendre la question à rebours fut Kant : « la justice doit prévaloir même s’il devait en résulter que toute la canaille du monde périsse ! » Oui, Kant n’accorde pas tout à cette sentence dont il dit qu’elle est « un peu cavalière » (désinvolte, hardi, hautain, impertinent, inconvenant, dit le Robert). Le principe que contient ce proverbe « n’autorise pas à faire valoir ses droits en toute rigueur. » (Kant, Oeuvres complètes, volume III, Projet de paix perpétuelle, Appendice 1, p. 374. En mots simples : on peut se conduire comme un serpent en certaines occasions. Donc mentir. Kant écrit : « D’abord, « que périsse la canaille », ce qui n’est pas la même chose que dire : « que périsse le monde ». En partant de l’idée que « la morale est l’ensemble des lois absolues d’après lesquelles nous devons agir » (Projet de paix perpétuelle, Appendice I, oeuvres complètes, La pléiade, volume III, p. 364), Kant devrait sacrifier le monde (surtout la politique – il le dit d’ailleurs) à la justice, comme il sacrifie toute action de bon sens au nom de l’interdit absolu de mentir, ce en quoi il serait parfaitement conséquent, cohérent et logique avec sa doctrine : le monde, l’humanité doit périr plutôt que règne l’injustice – que n’est-il pas déjà mort ? – et le juif que je cache dans ma cave doit être embarqué par la Milice à laquelle je n’ai pas le droit de mentir si elle me demande si je cache un juif chez moi (thèse logique aussi bien qu’absurde défendue dans D’un prétendu droit de mentir par humanité). Kant semble donc intransigeant concernant la morale, mais moins avec la politique : « La politique dit : soyez prudents comme des serpents ; la morale y ajoute une restriction*, et simples comme les colombes » (*noter l’ambiguïté du mot : il n’y a pas d’interdiction de se conduire comme un serpent – pauvre animal qu’on accable de qualités mauvaises depuis le Jardin d’Eden, comme le cochon – mais seulement une restriction : conduisez vous aussi comme des colombes. Quant à nous dire exactement comment et quand l’on passe du serpent à la colombe, Kant n’entre pas dans les détails et se contente de camper de nouveau sur une position absolue (Arendt semble penser comme lui) : « l’honnêteté vaut mieux que toute politique et en est même une condition essentielle. » Autrement dit, l’honnêteté doit triompher, la politique dût-elle en périr. Kant peut se représenter un « politique moral », mais il ne peut pas se « faire l’idée d’un moraliste politique qui accommode la morale aux intérêts de l’homme d’État »(ibid., p. 367). Il feint d’oublier que l’homme d’État choisit, décide et agit en fonction du bien public (qui est le premier objectif de la politique, le bonheur de l’humanité entière n’étant pas un but politique). Nous sommes là dans les excès de rationalité et de moralité des Lumières. Hegel soutiendra l’idée que ce mélange détonnant est la cause de la terreur de la Révolution française : Les Lumières, extension de ce que Hegel appelle « intelligence pure » (comme déconnectée des croyances, du désir, donc de l’histoire, cf. Phénoménologie de l’Esprit, pp. 488-489, pagination de l’édition princeps, considèrent tout ce qui n’est pas rationnel (hors d’elles donc) comme « un monstrueux rejeton d’incube. Simplement, les Lumières ici sont complètement sottes« . (ibid. p. 498). Pourquoi ? Parce que les Lumières énoncent « un discours qui ne sait pas ce qu’il dit, et qui, lorsqu’il parle de tromperie ses curés et d’illusion du peuple, ne comprend rien à la chose. » Ici, je dois citer intégralement le passage qui est selon moi essentiel pour comprendre le problème central que n’affronte pas Arendt (je ne l’accuse pas : elle n’est pas philosophe — elle le dit elle-même — et son article est destiné au « grand public »), à savoir : La politique doit-elle mentir au nom du bien public ? Lisons Hegel : Les Lumières « disent immédiatement de ce qu’elles déclarent comme quelque chose d’étranger à la conscience que c’est là ce qu’elle a de plus propre. — Comment peuvent-elles donc parler de tromperie et d’illusion ? En énonçant elles-mêmes immédiatement le contraire de ce qu’elles affirment de la croyance, elles se montrent, au contraire, elles-mêmes à celle-ci comme comme le mensonge conscient. Comment pourrait-il y avoir tromperie et illusion là où la conscience a immédiatement dans sa vérité la certitude de soi-même ; où elle se possède elle-même dans son objet, en ce qu’elle s’y trouve tout aussi bien qu’elle s’y produit ? (…) Quand la question générale a été posée de savoir s’il était permis d’abuser un peuple, la réponse aurait dû être, en réalité, que c’était la question qui ne valait rien, parce qu’il est impossible d’abuser un peuple en cette matière. » (ibid. p. 499 ; je souligne le plus important). Pour celles et ceux qui ne sont pas coutumiers de la pensée (et du style affreux) de Hegel, voici ce qu’il faut comprendre — je simplifie pour les étudiants… Que les spécialistes de Hegel me pardonnent : la foi fait partie de l’essence de la conscience. Donc, s’imaginer, comme le font les Lumières, que la croyance est le résultat d’une tromperie du peuple de la part des curés — ou des politiques — , et que ce que les Lumières lui dit serait la vérité et non une croyance, voilà qui relève au mieux de la naïveté, au pire d’une certaine forfanterie (c’est comme si le pouvoir soviétique disait la vérité et les prêtres orthodoxes des mensonges…). Pour revenir à Arendt, disons qu’elle n’a pas pu ou pas osé affronter cette difficulté majeure du rapport entre tromperie et vérité en politique (c’est pour cette raison technique que je me méfie de son propos).
La vérité serait par essence impuissante et le pouvoir trompeur. Cela peut conduire au pessimisme et à mépriser « la vérité impuissante » et « le pouvoir insoucieux de la vérité ». Cette impuissance de la vérité s’expliquerait par le souci premier de l’existence qui serait jugé supérieur à toute valeur morale comme à tout principe. Par exemple, en supposant que les USA défendraient le meilleur gouvernement, la meilleure société (c’est ce que recherchait explicitement Platon) en vue de proposer au monde le plus excellent des modes de vie et qu’ils commettraient dans le même temps des crimes de guerre, le gouvernement jugerait préférable de dissimuler ces crimes puisque l’american way of life importerait davantage que la vérité.
p. 291 : Le mensonge peut être considéré comme un ensemble d’« instruments relativement inoffensifs » servant la vie des hommes. Le sacrifice de la vérité apparaît alors comme acceptable, et dont les inconvénients seraient supportables étant donné les bénéfices que ce sacrifice apporte.
pp. 291-292 : « Ce qui est en jeu, c’est la survie (…) et aucun monde humain destiné à durer plus longtemps que la vie brève des mortels en lui, ne pourra jamais survivre sans des hommes qui veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à entreprendre consciemment — à savoir legein ta eonta — dire ce qui est. Aucune permanence, aucune persistance dans l’être ne peut être imaginée sans des hommes voulant témoigner de ce qui est et leur apparaît parce que cela est. » HA veut dire qu’une société humaine où la véracité (de laquelle dépend la vérité) disparaîtrait ne peut elle-même survivre à cette disparition. Cela me rappelle une remarque de Cornélius Castoriadis (1922-1997, économiste, philosophe et psychanalyste) au sujet de l’état des rapports humains en URSS, lorsqu’au sein des familles, il devenait impossible de parler librement, sincèrement, car le risque de délation était trop grand. HA critique sévèrement Hobbes pour qui le mensonge peut même servir la vérité. Il finit d’ailleurs son grand oeuvre, le Léviathan sur cette phrase : « une telle vérité* ne contrariant le profit ou le plaisir de personne est bien accueillie de tous » (à inverser : une telle vérité qui s’oppose à l’intérêt et au plaisir humain reçoit mauvais accueil)
* la relation entre protection et obéissance, que la condition de la nature humaine exige d’être considérée comme une observation inviolable (donc une vérité indiscutable) : rappelons que Hobbes vécut durant une période de grands troubles en Angleterre (guerre civile), que sa passion fondamentale fut la peur du chaos politique, au point qu’il conçut comme vérité première la nécessité de vivre en paix, quel qu’en soit le prix à payer (liberté, vérité…).
p. 293 : La différence « décisive » entre « l’évidence mathématique » de Hobbes et « la norme vraie de la conduite humaine » de Platon est que la première porte sur des objets de contemplation (nombres), tandis que la seconde porte sur des principes d’action. Plus bas, Arendt entend par « vérité plus vulnérable » toutes les pensées d’hommes qui ont eu le souhait de penser au-delà de l’expérience empirique, et cru pouvoir réaliser ce voeu (Kant a critiqué ce souhait de la Raison Pure d’acquérir un savoir sans expérience).
p. 294 : Leibniz distingue vérité de fait (issue de l’expérience : la terre tourne autour du soleil) et vérité de raison (scientifique, comme en géométrie, algèbre, arithmétique, ou philosophique). Laquelle est la plus inattaquable ? On croit ordinairement que c’est la première. Eh bien non. Car la vérité de raison est fondée sur des intuitions qu’on peut trouver par des chaînes de déductions, opérations de la pensée communes à tous les hommes, d’une grande évidence (sans parler du fait qu’elle n’intéresse ni le grand public, ni le pouvoir). La vérité de fait, quant à elle, est issue de l’induction, et elle est discutable et fragile. Si la proposition « 2+2=4 » est évidente, il n’en va pas de même pour « La terre tourne autour du soleil », ni pour « Les USA n’ont commis aucun crime de guerre au Vietnam » (je prends cet exemple parce qu’il est au centre de l’autre article d’HA au programme, Du mensonge en politique (qui fera l’objet d’un autre article sur ce blog).
L’exemple de Trotsky (ou Trotski) est pris par HA parce que toute référence à ce dirigeant de l’URSS, après son expulsion en 1929, disparut de tous les documents officiels. Trotski fut l’impitoyable chef de l’armée rouge, favorable à la Terreur, et exprima sans fard ses idées sur ce sujet dans Terrorisme et communisme, qu’on peut lire en intégralité et télécharger sur l’excellente page du site de l’UCAQ, – Université du Québec à Chicoutimi -, Les classiques des sciences sociales, riche de centaines d’ouvrages numérisés. Voilà un ensemble de faits (l’existence de Léon Trotski comme un des principaux dirigeants de l’URSS de 1917 à 1929) qui sont passés de réels (ou visibles) à non réels (invisibles), par la grâce de Staline et de ses services de propagande. On ne peut en faire autant et de manière aussi simple et expéditive avec le théorème de Thalès.
Comment le pouvoir politique peut-il nuire à la vérité ? Cet exemple de la volonté de faire disparaître (la disparition complète échoua puisque tout le monde peut savoir ce que je viens d’écrire ci-dessus) toutes les preuves de l’existence de Trotsky, dont les images disparurent des livres d’histoire en URSS après que Staline ait pris le pouvoir à Moscou, y répond avec éloquence. HA en conclut donc qu’en réalité, les vérités de fait sont plus vulnérables que les vérités de raison. C’est important de le noter puisque ces vérités de fait constituent la trame des actions politiques. Une élection truquée suppose que les faits (bourrage d’urnes, financement d’une campagne, intimidations, meurtres d’opposants, etc.) soient dissimulés ou maquillés. Or, ce qui compte en politique plus qu’ailleurs, ce sont les vérités de fait, celles qui concernent le monde commun, la pluralité humaine.
p. 295 : La falsification des faits constitue un grand danger pour la vérité et pour la société : comment vivre dans une réalité (qui est la somme de tout ce qui arrive) dont on peut douter à chaque instant ? Les événements sont autrement plus fragiles que les axiomes scientifiques et logiques, et leur effacement est plus facile à produire que pour les théories philosophiques et scientifiques. Dès lors, l’esprit humain doit apprendre à vivre dans un monde qui ressemble au film Stalker de Tarkovski ; autant dire qu’il doit apprendre à « être dérangé » (fou).
DEUXIÈME PARTIE
p. 295 : HA analyse ce qui est le contraire d’une « affirmation rationnellement vraie ». Ce sont :
– l’erreur et l’ignorance, comme en sciences,
– l’illusion et l’opinion, comme en philosophie.
– la fausseté délibérée, le mensonge vulgaire, seulement dans le domaine des faits (comme en politique)
On n’a jamais imaginé que le mensonge organisé devienne une arme appropriée contre la vérité, dit HA.
Ici apparaissent les techniques de propagande. Contrairement à une idée reçue, la propagande est une invention de la démocratie. Les régimes autoritaires et totalitaires usaient de moyens plus brutaux et voyants.
HA distingue le « faux témoignage » (le neuvième des dix commandements : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain », dont la définition moderne et officielle est : « La diffamation est une allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne. ») du mensonge (dire le contraire de la vérité). Or, la différence est mince, puisque « la diffamation peut être réfutée si les propos rapportés sont véridiques » et « la calomnie est une critique injustifiée et mensongère. » On voit donc que l’on peut rapporter la diffamation et la calomnie au mensonge, bien qu’elles s’en distinguent un peu.
Que dit mon dictionnaire de la langue française de Paul Robert en 6 volumes qui trône dans ma bibliothèque (environ 6000 pages de grand format) :
calomnie : « imputation mensongère qui attente à la réputation, à l’honneur de quelqu’un » (cf. allégation, délation, dénonciation, diffamation, mensonge).
diffamation : « action de diffamer, chercher à porter atteinte à la réputation et à l’honneur de quelqu’un ». C’est une façon de discréditer une personne en racontant sur celle des choses plus ou moins fausses et médisantes.
Mensonge : « assertion sciemment contraire à la vérité, faite dans l’intention de tromper. »
La distinction existe donc, mais elle est peu importante, le mensonge étant sciemment orienté dans la direction de la tromperie, ce qui est moins le cas de la calomnie et de la diffamation.
Les équivalents (avec des nuances plus ou moins importantes) du mensonge sont : comédie, dissimulation, duplicité, fable, fallacieux, fiction, fourberie, imposture, invention, inexactitude, mystification). Tous ces équivalents sont des menaces plus ou moins fortes portées à l’encontre de la vérité.
p. 296 : HA approfondit le rapport conflictuel entre vérité et politique en évoquant deux manières de vivre qui font surgir ce conflit :
- « La vie du philosophie » (vita contemplativa), stable et paisible, dont elle dira dans son livre-testament, achevé quelques jours avant sa mort, (La vie de l’esprit, I, la pensée, éditions PUF, 1981) : « tandis qu’on pense on fait partie d’un autre monde, nouménal – présent, grâce à l’intuition, dans l’obscurité de l’ici-bas réel – ou encore la définition qu’en donne Aristote du bios theoretikos comme bios xenikos, vie d’étranger. » (La vie de l’esprit, partie 1, la pensée, éditions PUF, 1981, p. 222, cet ouvrage existe maintenant en un seul volume, avec la partie 2, le vouloir, dans la collection Quadrige). Par où l’on voit qu’on s’exclut du monde commun, qui est celui de la cité, où la vie du citoyen plonge dans la politique. C’est pourquoi HA a reproché aux philosophes de se montrer critiques et « hautains » à l’égard de la politique (on peut penser à Platon, moins à Aristote, mais sûrement pas à Spinoza, et encore moins à Julien Freund !).
- « Le mode de vie du citoyen » : (vita activa), qui est une vie agitée, changeante, instable, faite de diverses entreprises plus ou moins fragiles. Le contraire de la vérité fut donc défini dès l’époque de Platon comme opinion.
Il se trouve que « l’opinion est une des bases indispensables de tout pouvoir » (et de toute vie politique, où les vérités de type scientifique et philosophique n’ont pas cours). Pascal l’a dit de façon lapidaire : « l’opinion est la reine du monde ». C’est donc au milieu de l’opinion que doit évoluer la politique, et non dans la sphère des idées, comme a tendance à le faire Platon (ce qui explique sa détestation de la démocratie).
p. 297 : le dialogue (enquête philosophique tournée vers la vérité, « raisonnement solide ») est opposé à la rhétorique (propos tourné vers la persuasion, « éloquence puissante »). Si le dialogue se rencontre évidemment dans les sociétés savantes (comme la Royal Society, la première du genre, dont Isaac Newton en fut le quatrième président), la rhétorique se trouve surtout dans les discours politiques, puisqu’il s’agit là, non de convaincre, mais de persuader, et d’action plutôt que de contemplation. Le temps est celui de l’urgence, alors que la contemplation se fait dans l’éternité (« sub specie aeternitatis« , sous l’espèce de l’éternité, qui est la négation même du temps).
p. 298 : Kant a démontré que la raison était limitée dans son pouvoir de connaître, en particulier quand elle s’aventure hors de l’espace et du temps (idée centrale de la Critique de la raison pure, 1781). Sans avoir écrit cette majestueuse Critique, Spinoza en avait déjà tiré la conclusion politique : « il vaut mieux accorder ce qui ne peut être aboli » (là où on ne dispose pas de connaissances certaines, il est préférable d’accorder la liberté d’opinion : des esprits utilisent parfois cela comme argument quand ils contestent des faits sous couvert du droit d’avoir une opinion). Spinoza notait finement qu’en réprimant la liberté d’opinion, « les lois prohibant la libre pensée » font que « les hommes pensent une chose et en disent une autre » (détruisant alors la parrhésia grecque, le franc parler, indispensable milieu où peut s’exercer le débat), ce qui encourage la dissimulation hypocrite, la mauvaise foi. HA dit que Spinoza ne défend pas, comme Kant le fait dans Qu’est-ce que les Lumières ? la libre communication des opinions. Il serait même pour le secret et juge négatif l’incapacité à cacher ses pensées, dans le Traité Théologico-Politique, § 20. HA me paraît injuste envers Spinoza : au 17e siècle, dire certaines choses était très dangereux (cf. Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire). De plus, la dissimulation des pensées est traitée sur le plan personnel et individuel par Spinoza. Pour finir sur ce reproche, la fin du Traité théologico-politique montre sans ambiguïté que Spinoza est favorable à la libre expression des pensées : « Ainsi nous avons montré : 1° qu’il est impossible de ravir aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ; 2° que, sans porter atteinte au droit et à l’autorité des souverains, cette liberté peut être accordée à chaque citoyen, pourvu qu’il n’en profite pas pour introduire quelque innovation dans l’État ou pour commettre quelque action contraire aux lois établies ; 3° que chacun peut jouir de cette même liberté sans troubler la tranquillité de l’État et sans qu’il en résulte d’inconvénients dont la répression ne soit facile ; 4° que chacun en peut jouir sans porter atteinte à la piété ; 5° que les lois qui concernent les choses de pure spéculation sont parfaitement inutiles ; 6° enfin que non-seulement cette liberté peut se concilier avec la tranquillité de l’État, avec la piété, avec les droits du souverain, mais encore qu’elle est nécessaire à la conservation de tous ces grands objets. » fin du chapitre XX). C’est sans doute le 5° qui a conduit HA à critiquer Spinoza, puisqu’il semble n’accorder la liberté de dire ce qu’on pense qu’aux spéculations, donc aux vérités de raison.
p. 299 : selon Kant (dans Qu’est-ce que les Lumières ?), priver l’homme de communiquer librement ses pensées, c’est le priver en même temps de sa liberté de penser, car « on pense en communauté avec les autres » dit avec raison HA. La raison humaine étant faillible, tous les hommes ont besoin de cette communication des pensées. Mais il ne faut pas confondre cette dernière avec la débauche d’opinions et de jugements à l’emporte-pièce (en toute quiétude, avec l’anonymat offert par l’Internet) qu’on trouve aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Cela me rappelle une affiche vue il y a une trentaine d’années : si les régimes totalitaires, c’est « Ferme ta gueule », les démocraties, c’est « cause toujours » : nouvelle forme de censure des discours rationnels visant la vérité qui se ferait par une submersion de ceux-ci sous une avalanche de propos malveillants, narcissiques, médisants et vengeurs, ne visant que la gloire éphémère d’une opinion sans fondement rationnel par des individus n’ayant investi aucun désir dans la recherche de la vérité.
Et justement, HA passe au problème de la « révolte de la multitude » (pour paraphraser le titre d’un fameux livre de Ortega y Gasset, La révolte des masses, qui date de 1929), qu’on rencontre sur le net de nos jours), qui fait passer de la vérité rationnelle (partagée seulement par quelques-uns) aux opinions des gens (tout homme peut avoir une opinion sur tout). On passe « de l’homme au singulier aux homme au pluriel » (donc du philosophe au citoyen), et « du solide raisonnement à la force de l’opinion » (Madison). On est là dans le monde politique, celui de la pluralité. Une nation de philosophes n’existera jamais. Vincent Descombes distinguait la « société savante » de la société au sens courant, pour distinguer par la suite deux conceptions de la politique : décisionniste (reposant sur la décision, par définition non rationnelle, concept qui vient de Carl Schmitt, en passant par Julien Freund) et rationaliste, (reposant sur la réflexion rationnelle) mais je ne développerai pas ici cette distinction, quoique le rapport avec le texte de HA existe ; j’en reparlerai peut-être ultérieurement). La bonne conception de la politique se situe peut-être entre les deux : partir des opinions plus ou moins bien fondées pour rejoindre des opinions plus solides grâce aux échanges.
p. 300 : selon H.A., cette distinction entre vérité et opinion a disparu. Elle écrit cela en 1954 : « Ni la vérité de la religion révélée, ni la vérité du philosophe dévoilée à l’homme dans la solitude, n’interviennent plus dans les affaires du monde. » (p. 299-300). C’est là un effet de la vie démocratique. Platon s’en plaindrait, mais HA s’en réjouit. La séparation Égise-État a apaisé le conflit et les philosophes ne prétendent plus à diriger les hommes (les idéologies ne sont pas des philosophies, précise quand même HA). Mais on pourrait s’en désoler : le conflit entre vérité et opinion a donc cessé d’exister par K.O. et c’est la vérité qui est au tapis, pas l’opinion. Certains en seront même soulagés, une partie du personnel politique et une partie de la population, enfin délivrée de la tyrannie du vrai. Mais cela ne doit pas nous conduire à revenir à Platon.
Le conflit entre vie philosophique et vie citoyenne aurait entraîné celui entre vérité de fait et opinion, puis entre vérité de fait et politique. Ce conflit n’est pas celui, classique depuis Platon, entre vérité de raison (ou philosophique) et opinion. Les faits n’ont jamais été autant contestés qu’aujourd’hui. HA reconnaît que les secrets d’État ont toujours existé (point que HA laisse de côté ; Debord en parle beaucoup ; je présenterai un texte de lui sur ce sujet plus tard, qui sera tiré de ses Commentaires sur la société du spectacle, 1988).
p. 301 : « Des vérités de fait mal venues dans les pays libres (…) sont souvent (…) transformées en opinions ». On en a eu un exemple récent avec le Covid, qui est comme une constellation de faits : qui peut dire qu’il en a la connaissance complète, qu’il a pu en faire le tour, et affirmer qu’il sait tout sur ce qui tourne autour du Covid ? Les faits n’apparaissent jamais dans une simplicité enfantine. Il n’en apparaît souvent que des fragments isolés. C’est ce qui fait qu’une vérité de fait est moins résistante qu’une « vérité » philosophique à sa transformation en opinion. J’ai mis des guillemets parce que, sans me demander ce que peut être une vérité philosophique, je dois bien m’interroger sur le concept de vérité (qui est un problème philosophique).
Je m’arrête un moment sur ce problème : comment peut-on définir la vérité ? Quelle différence y a-t-il entre « 2+2=4 » et « 2+2=4 est vrai » ? Hormis l’ajout de « est vrai » qui semble faire une différence seulement formelle, il n’y en a aucune. « Est vrai » n’ajoute rien à « 2+2=4 ». Spinoza a écrit dans une lettre « verum index sui et falsi » : la vérité est à elle-même son propre signe et celui de l’erreur (Lettre LXXVI à Burgh). On ne peut pas remonter en amont de cette évidence qu’est la vérité à elle-même. Par quoi je sais que 2+2=4 ? Par l’évidence (qui vient de videre, voir) vue par « les yeux de l’esprit » – c’est ainsi que Spinoza appelle les démonstrations.
Le mot vérité pose de sérieux problèmes. Je me contenterai de citer quelques penseurs qui se sont penchés sur celui-ci. D’abord, Spinoza, dont je viens de parler, peut-être le premier à comprendre qu’il y a un problème : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de la chose. Avoir une idée vraie ne signifie rien d’autre que connaître une chose parfaitement ou le mieux possible. (…) Et que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain qu’une idée vraie qui puisse être norme de vérité ? Tout comme la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux. » (j’ai oublié d’où vient ce passage, sûrement de son Éthique).
Gottlob Frege reprend l’idée spinoziste à son compte : « La dénotation du mot vrai semble tout à fait unique en son genre. Le prédicat être vrai désigne-t-il encore une propriété au sens usuel du terme ? Car la vérité est quelque chose de si originaire et de si simple que reconduire à quelque chose d’encore plus originaire et simple est impossible. »
Plus près de nous, Franck Ramsey, brillant mathématicien et logicien britannique, mort à 26 ans en 1930, écrivait : « La vérité est redondance. Le qualificatif « vrai » n’apporte aucun information supplémentaire ; il se contente d’attester un énoncé.»
Enfin, Donald Davidson enfonce le clou : « Il ne faut pas espérer l’étayer (il parle du concept de vérité) avec quelque chose de plus transparent ou de plus facile à comprendre que la vérité elle-même. La vérité (…) est un concept qui échappe à la définition. » (The folly of trying to define truth, in Journal of philosophy, 1996, pas traduit en français, mais cité par Bernard Williams dans Vérité et véracité).
Je pense donc, après ces analyses d’auteurs variés, être autorisé à juger que le mot vérité est délicat, sinon impossible à définir. Je corrige l’impression que cela pourrait donner au lecteur en précisant que je ne dis pas que la vérité n’existe pas, je dis seulement qu’elle est difficile à définir, surtout quand on s’éloigne de la conception logique de base, qui est celle du logicien, mathématicien et philosophe polonais Alfred Tarski : « La proposition P est vraie si et seulement si P« . Par exemple, la proposition « L’eau bout à 100° au niveau de la mer est vraie si l’eau bout à 100° au niveau de la mer ». C’est bien sûr beaucoup plus délicat pour la proposition « L’homme est un être libre », ou pour « la musique délivre des vérités qui vont au-delà du langage ordinaire ». Mais les vérités de fait devraient être considérées comme solides (et non fragiles comme on a tendance à le dire trop vite maintenant) puisqu’elles sont du type de celle de l’eau ci-dessus et non de la musique.
Revenons aux vérités de fait, qui sont contredites par des mensonges et des falsifications. HA prend l’exemple dans Du mensonge en politique (l’autre article d’HA au programme) de de Gaulle qui s’efforça de faire passer pour une vérité l’idée (pourtant factuellement fausse) que la France faisait partie du camp des vainqueurs tout comme les USA, la GB et l’URSS.
p. 302 : HA rappelle l’allégorie de la caverne (Platon), où la vérité prend le visage de l’opinion et le philosophe tué par les porteurs de l’opinion opposée. Mais ce qu’il rapportait (depuis le ciel des Idées platoniciennes ne ressemblait pas à des vérités de fait). HA souligne alors que celui qui rapporte une vérité de fait ne peut même pas obtenir la consolation de se dire que la vérité qu’il défend se situe au-delà du monde et qu’il est étranger au monde où les hommes vivent.
HA pousse alors plus loin ses soupçons : « la nature du domaine politique (serait-elle) de nier ou de pervertir toute espèce de vérité, comme si les hommes étaient incapables de s’entendre avec son inflexibilité opiniâtre, criante, et dédaigneuse de convaincre ? » Les vérités de fait rejoindraient alors les vérités de raison et les « vérités » transcendantes, et seraient elles aussi rejetées. On peut se demander de quelle vérité on parle quand on associe les mots « vérité » et « transcendant » : y a-t-il de telles vérités ? Celles qui sont présentées comme des normes, des principes, normes et principes qui seraient situées au-delà de l’expérience humaine et des opinions qui y ont cours (comme « subir le mal plutôt que le faire subir »). HA parle d’une tentation « d’utiliser la vérité comme une norme qu’il faut imposer aux affaires humaines ».
Je vais devoir faire un petit détour du côté de la « vérité philosophique ». Que le lecteur soucieux de suivre le propos d’HA me le pardonne (ou saute le paragraphe suivante).
p. 302 : HA parle alors de « vérité philosophique ». Cela me pose problème depuis longtemps. Primo, la philosophie ne se place pas sur le même terrain que les sciences pures ou appliquées ou manifestement des vérités ont été découvertes ou construites (je laisse de côté cette question de la vérité comme « route tracée à travers la réalité », comme la décrit Bergson), donc elle n’a pas de vérités propres à divulguer aux hommes. Secundo, la philosophie me semble avoir pour ouvrage de lutter contre les perversions de la pensée (ce qui est déjà beaucoup). Je serais plutôt d’accord avec ce qu’en pense Michael Dummett (The Logical Basis of Mathematics, 1991) : « Le philosophe ne cherche pas à savoir plus, mais à comprendre plus clairement ce qu’il sait déjà. » Pour le dire autrement, la théorie ne précède pas la pratique, mais la suit. C’est après l’expérience que la philosophie vient clarifier (l’usage des mots, du savoir, des techniques…). HA semble être restée fidèle à une conception platonicienne de l’utilité de la philosophie. Je ne dis pas qu’elle a tort, je tiens seulement à souligner qu’on peut penser la visée philosophique de façon plus modeste, un peu comme le fait Wittgenstein qui pense que les vérités philosophiques sont de l’espèce la plus ordinaire (et n’ont rien de commun avec celles que Platon pense produire). Vuillemin notait que « la pluralité des philosophies rend le concept de vérité philosophique inadéquat et inapproprié, du moins sur le mot vérité est utilisé dans son sens ordinaire. » Gilles Gaston Granger va jusqu’à dire : « Nous renoncerons à soutenir l’idée que le mot de vérité puisse être appliqué correctement en philosophie. Si la philosophie ne nous propose pas des schémas abstraits des faits, explications et instruments de prévision d’une expérience effective ou possible, quel sens pourrait-on donner à des « vérités philosophiques », si ce n’est de prescriptions et d’impératifs ?« . (Je souligne : c’est exactement ce que tend à faire HA, et aussi bon nombre de philosophes. Fort rares sont les philosophes qui, comme Rosset et Wittgenstein, se méfient, pour ne pas dire détestent « toutes les formes de discours théorique et philosophique sur des choses comme la morale et la religion, aussi bien celui des organisations traditionnelles que celui des libres penseurs qui les combattent au nom de la raison » (Jacques Bouveresse. je précise que les citations de Vuillemin et Granger proviennent de deux livres de Jacques Bouveresse, La demande philosophique, et Philosophie, mythologie et pseudo-science, tous deux publiés aux éditions de l’éclat).
Certains s’empresseront de demander : « Que reste-t-il alors à la philosophie ? » Encore beaucoup (trop ?) pour ses maigres forces, serais-je tenté de répondre : à « nuire à la bêtise » (Nietzsche) pour commencer, à dire ce qui est, les hommes passant leur temps à maquiller le réel, et peut-être surtout à dire ce qui n’est pas (je ne m’étendrai pas ici sur ce point).
p. 303 : Si l’on admet que la « vérité philosophique » peut exister, elle se découvrira et se savourera dans la solitude, où peu de choses inquiéteront le penseur. La contemplation ressemble à un refuge paisible quand l’action ressemble à un champ de bataille. Pour la vérité de fait (qui n’est donc pas philosophique), HA reconnaît la différence principale : « la vérité de fait est toujours relative à plusieurs ». Elle ne s’offre pas intuitivement à l’esprit, comme une vérité mathématique, mais suppose de nombreuses médiations plus ou moins dangereuses pour son exactitude (les intermédiaires sont nombreux et pas toujours honnêtes et scrupuleux). Elle est donc « politique par nature », puisqu’elle surgit du domaine de la pluralité des opinions. Et les opinions se nourrissent en général plutôt de faits plutôt que d’axiomes, et des faits qu’il est toujours possible de contester. HA a raison de dire : « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie ». Si je ne dispose pas de sources fiables, mon opinion sur un fait ne pourra avoir aucune validité, aucune consistance. Au coeur de la politique se trouvent donc les faits : « La vérité de fait fournit des informations à la pensée politique tout comme la vérité rationnelle fournit les siennes à la spéculation philosophique. »
HA relance le problème : y a-t-il des faits qui échappent à l’opinion et à l’interprétation ? Si l’on met de côté des faits évidents comme celui de l’agression allemande de la Belgique en 1914 (exemple pris par HA), l’histoire est remplie de faits difficiles à connaître avec exactitude. Je donne plus bas l’exemple du travail d’Arno Mayer, qui fut très vivement attaqué pour avoir abordé d’une manière particulière la solution finale. Mais Paul Veyne, historien réputé du 20e, ne disait-il pas que « l’histoire est un roman vrai » ? HA admet que c’est là une difficulté, mais qui ne détruit pas les faits eux-mêmes : « Chaque génération a le droit d’écrire sa propre histoire » dit HA (certains diront en avançant vers le relativisme (ce qui lui a été reproché pour son livre Eichmann à Jérusalem).
p. 304 : Clemenceau aurait dit au sujet des responsabilités dans le déclenchement de la premièère guerre mondiale : « on pourra dire ce qu’on veut mais pas que la Belgique a envahi l’Allemagne » (cet exemple montre que peu de faits sont totalement incontestables). De pareils faits, à l’évidence massive, ne sont pas de ceux qui posent problème, même si certains individus les rabaissent au rang d’opinions. Ce sont des faits que même l’historicisme ne peut contester, et donc ils ne sont ni nombreux ni intéressants pour la question qui nous occupe : le statut fragile des vérités de fait en politique.
Pour nier de tels faits massifs, il faudrait un pouvoir monstrueux qui monopoliserait la parole (comme le Big Brother du roman d’anticipation politique de George Orwell,1984, qui date de 1948), chose que HA estime « loin d’être concevable ».
TROISIÈME PARTIE
p. 305 : HA corrige un propos antérieur (la vérité de fait ne s’oppose pas à l’opinion : p. 300) : « Toutes les vérités sont opposées à l’opinion dans leur mode d’assertion de la validité. La vérité porte en elle-même un élément de coercition. » Elle donne cet exemple de vérité coercitive : « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal ». (C’est selon moi davantage un principe d’action qu’une vérité, un de ces principes que Wittgenstein compare à une gifle, une exigence morale plutôt qu’une « vérité »). Une fois reconnues, elles interdisent toute discussion. Il y a dans la vérité un élément anti-démocratique, si on entend par démocratie la « discussion infinie » (on parle aussi de « discutablité » de tous les sujets, scientifiques ou pas), la pluralité des opinions et la recherche perpétuelle du « consentement » (par des méthodes peu démocratiques : voir le documentaire, La fabrique du consentement). Il y a une sorte de « despotisme de la vérité ». HA cite Grotius (jurisconsulte du 17e) : « Même Dieu ne peut faire que 2+2 ne fassent pas 4 »). Mais ce despotisme de la vérité concerne principalement les sciences (la terre tourne bien autour du soleil), pas vraiment la morale, et encore moins la philosophie.
p. 306 : C’est le caractère despotique de la vérité qui fait que les tyrans la haïssent. Car ils ont intérêt à s’appuyer sur des opinions (ce qui laisse penser que la démocratie, comme le pense Platon, est la dernière station politique sur le chemin de la tyrannie), et sur la persuasion pour que le peuple se soumette (on soumet moins par la force des armes que par la persuasion par la ruse et la propagande).
C’est le grand mérite de Machiavel d’avoir compris le rôle que joue l’opinion et les passions humaines dans la politique. Hélas, on retient plus l’adjectif machiavélique que l’adjectif machiavélien… Malgré son côté dérageant, Le prince est un livre majeur de la philosophique politique. Machiavel y sépare la politique de la morale et de la religion. Des auteurs contemporains, comme Julien Freund, s’en revendiquent en partie, ce qu’on peut voir dans cette citation de son grand oeuvre, L’essence du politique (1965) : « L’opinion est la reine du monde. Pour autant que l’homme est un être qui a des désirs, des besoins, une volonté et une intelligence, qu’il fait des projets et des rêves, il se dirige selon l’opinion. (…) Tous les dogmes, conceptions, systèmes, doctrines, croyances, programmes que l’esprit invente, soit pour justifier des intérêts d’une façon désintéressée, soit pour dissimuler derrière les concepts de liberté, de justice, de paix, la soif de pouvoir, de domination, sont des idéologies. »
Donc, selon Julien Freund, l’idée d’une humanité affranchie de toute idéologie est elle-même une idéologie. Or, les idéologies sont des opinions qui se prétendent être des vérités.
Si l’opinion ne peut être évacuée de l’esprit des hommes, alors la politique doit faire avec cette réalité irréductible que HA appelle pluralité, fondement de la réalité politique : en effet, si les hommes savaient ce qu’ils doivent faire comme on peut connaître les vérités scientifiques, l’existence de la politique serait-elle encore justifiée ? J’en doute. Et plutôt que de combattre les opinions avec des vérités scientifiques, les gouvernements utilisent d’autres opinions. C’est ainsi que des faits finissent par tomber dans la catégorie des opinions (ce qu’on a vu récemment avec le covid-19).
p. 307 : Même les démocraties ne voient pas d’un bon oeil la vérité, puisqu’elles « reposent sur le consentement » et rejettent la coercition. Ce ne sont pas les vérités issues de la raison (logique, sciences pures, appliquées) qui la dérangent, puisque les hommes n’y consacrent aucun investissement passionnel, mais les vérités de fait, lesquelles peuvent faire naître des opinions opposées à l’État, même démocratique. C’et d’ailleurs le cas du reportage couvert par HA à propos de Adolf Eichmann et d’elle-même : des faits relatifs au nazisme étaient contestés parce que les passions humaines fleurissaient autour de cette question.
Cependant, les faits qui dérangent ne disparaissent pas pour autant, sauf si on les dissimule (travail des services secrets), si on les maquille, si on n’en parle pas et si on les efface des mémoires (travail de la propagande et des mass media). Une vérité de fait, normalement, n’a rien à voir avec une opinion (« la terre tourne autour du soleil » n’est pas une opinion, mais une vérité).
Par là se distinguent politique et vérité : la politique prend en compte les opinions des gens, car elle y puise le consentement, ou bien elle affronte le non consentement, le mécontentement, la rébellion, la révolte, l’insurrection. C’est en ce sens que « la pensée politique est représentative« . Chacun peut se représenter son opinion et celles des autres. Plus je me représente l’opinion des autres comme étant la mienne, « plus valides seront mes conclusions finales, mon opinion. » Être un citoyen éclairé suppose la faculté de penser et de comprendre l’opinion opposée à la mienne, mais peut-être aussi de distinguer opinion et vérité de fait. En démocratie comme dans les régimes autoritaires, la pluralité des opinions peut toujours menacer les vérités de faits, mais aussi les vérités de raison : toutes deux sont unes, non plurielles comme les opinions (c’est le système copernicien qui est vrai et le système ptoléméen qui est faux, et il n’y a qu’un seul résultat vrai pour « 2+2 »).
p. 308 : HA appelle cela « mentalité élargie« , faculté qui rend les hommes capables de juger : usage désintéressé de l’imagination, détachement à l’égard de ses propres intérêts : un ouvrier peut comprendre qu’il y ait des patrons plus riches que lui, et un patron peut comprendre que les ouvriers ont besoin d’une rémunération correcte pour mener une existence décente. Un hétérosexuel peut comprendre l’homosexualité sans avoir besoin de partager les mêmes désirs, et réciproquement. Si chacun campait sur ses opinions particulières, dont la source est son existence particulière, aucun être humain ne pourrait en comprendre un autre.
Bien qu’il y ait beaucoup de gens bornés aux jugements limités à leurs seuls intérêts, la qualité d’une opinion est d’être impartiale, ce qui en fait une opinion valide pour toute l’humanité. Prenons cet exemple tiré de Malebranche (philosophe du 17e) : « Tout être humain raisonnable sait que la vie d’un homme a plus de valeur que celle d’un cheval. » (je cite de mémoire). Je me souviens que cela fut contesté par mes collègues en salle des professeurs qui déclarèrent préférer la mort de Sarkozy, alors président de la République, à celle de leur animal préféré. On peut souhaiter qu’ils disaient cela seulement pour me faire sortir de mes gonds. L’individu A qui conteste cette opinion impartiale (sûrement pas, diront les anti-spécistes) ne semble pas envisager qu’un autre homme B pourrait préférer tuer le fils de A que son propre cheval. Il faut dire cependant que ce genre d’exemple relève de la casuistique et ne se rencontre guère dans la réalité. Peter Singer, pionnier de l’antispécisme, avait écrit dans une revue américaine de pédiatrie ceci : à choisir de laisser vivre un porcelet en parfaite santé et un nouveau-né humain affligé d’un grave handicap, il préfèrerait sacrifier l’être humain. Il est rare, quelle que que soit l’opinion qu’on ait sur ce choix, qu’un tel choix se présente dans la vie de tous les jours.
Comme les opinions dépendent de nos intérêts personnels ou de ceux du groupe auquel on appartient, HA doit reconnaître qu’aucune opinion n’est évidente : l’evidentia, c’est le fait que l’esprit dispose d’yeux qui lui font voir, lorsqu’il n’est pas troublé par la passion, ce qui est vrai : « Les démonstrations sont les yeux de l’esprit » dit Spinoza.
En disant qu’une opinion n’est jamais évidente et ne va jamais de soi, HA l’oppose à la vérité. Selon elle, la pensée « doxique » (celle de l’opinion, doxa en grec, qui donne paradoxe, « à côté de l’opinion courante »), celle qui fonctionne avec des affects, de l’égoïsme, des passions, est une « pensée discursive« , i.e. relative au discours. Or, le discours n’est ni le dialogue, ni la pensée (qui est un « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même » Platon). Il relève de la rhétorique (art du discours, bien connu des Sophistes, ennemis de Socrate et de Platon). HA distingue « pensée en matière d’opinion » et « pensée en matière de vérité » : seule cette dernière est une pensée dialectique. Dialectique signifie une méthode de réflexion, de raisonnement, de questionnement, de discussion entre deux interlocuteurs aux opinions différentes, en vue de rechercher la vérité en convaincant celui des deux qui est dans l’erreur (l’art de convaincre est opposé à l’art de persuader ; les dialogues platoniciens sont de grands mouvements dialectiques). Discursif s’oppose aussi à intuitif et se rapproche de rationnel, mais peut aussi glisser vers l’irrationnel, car tout discours n’est pas dialectique (discours politiques entre autres), tandis que ce qui est dialectique relève toujours du dialogue (intérieur, avec soi-même, ou extérieur, avec autrui).
HA énonce un paradoxe en comparant la lumière dans laquelle baignent les opinions (qui éclatent au grand jour, sur la place publique, pourrait-on dire) à l’opacité et à l’obscurité dans lesquelles se cachent les vérités. Cela me rappelle une formule de Valère Novarina dans une des ses pièces : « La lumière nuit. » Nuire est aussi ce que porte en elle la transparence, tant vantée dans nos sociétés (alors que le secret a toujours été le meilleur moyen de se protéger). Illustration simple : les simples opinions sur le nucléaire, pour ou contre, s’exposent aisément (le dernier des abrutis peut l’énoncer) alors que les vérités mathématiques complexes qui rendent possible une centrale nucléaire semblent enfouies dans les ténèbres de raisonnements très obscurs pour l’homme ordinaire.
p. 309 : Les vérités de fait servant de matière aux opinions ne sont pas transparentes comme les vérités de raison qui « illuminent l’entendement »), mais ne sont pas obscures pour autant. D’où vient cette ambiguïté ?
Il n’y a dans aucun un fait aucune nécessité d’être ce qu’il est. Par exemple, « 2 + 2 = 4 » relève des principes de raison, d’identité, du tiers exclu, et cela ne peut être autrement. Cela relève de ce que Kant appelle jugement apodictique (qui relève de la nécessité, en général logique). En revanche, un fait, qui arrive et qui aurait pu ne pas arriver, comme lorsqu’on constate qu’il pleut – la pluie aurait pu ne pas tomber, ne pas « être le cas » (expression qu’on trouve dans la logique chez Wittgenstein ; de plus, le mot vient de cadere, tomber). Cela relève d’un jugement assertorique (c’est une assertion, comme lorsqu’on constate qu’il pleut – il aurait pu ne pas pleuvoir). Puis il y a le jugement hypothétique : cela a pu arriver. On n’en est pas sûr. Par exemple, que des crimes de guerre aient été commis au Vietnam par les américains est un fait qui a pu avoir lieu ou ne pas avoir lieu, ce qui peut entraîner un doute sur l’effectivité de ces crimes de guerre (sans parler du fait que les USA avaient intérêt à ne pas les divulguer ; HA parle de la guerre du Vietnam dans l’autre texte au programme). Un anticommuniste niera l’existence de ces faits, ou les glorifiera. Un communiste aura tendance à les exagérer, à en voir partout… Le caractère contingent des faits agit comme un encouragement à avoir des opinions divergentes à leur sujet, et souvent de plus en plus éloignées de la réalité selon le degré d’investissement affectif autour du fait en question.
Or, il se trouve que tout le domaine des affaires humaines est comme « infesté » de factualité, de contingence, de hasard. HA dira, dans un autre texte, que la véritable conscience historique est inséparable du « tout est possible ». Les philosophies de l’histoire rationalistes ont tendance à exclure le hasard au profit du nécessaire, l’irrationalité du factuel et de l’incertain au profit d’une sorte de destin qui fait penser à une volonté divine. Hegel est celui qui est allé le plus loin dans cette voie en identifiant le réel et le rationnel (« tout le réel est rationnel, tout le rationnel est réel ») et en finalisant de façon méthodique toute l’histoire du genre humain.
HA dit que l’idée que « cela aurait pu être autrement » est le prix de la liberté. Croire que le déroulement de l’histoire « n’aurait pu se dérouler autrement est (…) une illusion existentielle : rien ne pourrait arriver si la réalité ne tuait pas les autres possibilités originellement inhérentes à quelque situation donnée que ce soir. » HA commet une petite erreur de logique (selon moi) en mettant sur le même plan « réel » et « possible ». Que les futurs soient contingents, comme le souligne Aristote, est une chose importante, mais il faut ajouter que la contingence est un concept qui n’est réel à proprement parler, mais qui relève de la pensée (remarque digne d’un nominaliste : le nominalisme est une pensée médiévale, portée par Roscelin puis par Occam, qui dit que seuls sont réels les êtres singuliers, comme cet objet sur lequel je tape mon texte, le « reste », les idées, les concepts étant seulement contenus dans les mots , tel celui d’ordinateur, qui les expriment et n’ont d’existence que mentale ; de là découle la possibilité pour les esprits de dire n’importe quoi, i.e. qui n’a souvent plus aucun rapport avec la réalité). Pour en revenir au possible et au réel, le premier existe seulement dans l’esprit, tandis que le second est ce qui existe « vraiment », et qui s’impose aussi (voire plus) despotiquement que la vérité (on peut d’ailleurs les identifier totalement l’un à l’autre, ce qui n’est pas les confondre : Russell dit à juste titre que le vrai et le faux dépendent de nos inférences (jugements, propositions), tandis que le réel n’est ni vrai ni faux, il est au-delà ou en-deçà, comme on voudra). Le réel est un, comme la vérité, tandis que le possible est toujours multiple, comme les opinons.
p. 310 : HA avance ensuite l’idée que « la vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion ». Les témoins, les documents qui rapportent un fait, peuvent toujours être soupçonnés de ne pas être conformes à la réalité d’un fait. Il n’y a pas d’instance supérieure absolument hors de soupçon. C’est souvent la majorité qui décide de la vraisemblance d’un fait (je n’ai pas dit sa vérité, qui est en dernière analyse sa réalité). On s’appuie, comme lors d’une élection, sur la majorité. Mais en matière de vérité, un seul peut avoir raison contre tous, contre la tradition, une croyance collective. Galilée, lors de son procès, se rétracta, car contrairement aux martyrs (qui n’ont souvent rien à voir avec le vrai ; il y a un texte remarquable de Nietzsche là-dessus dans L’Antéchrist ; j’en parlerai une autre fois), il savait que la vérité (qui est impersonnelle) a tout son temps pour éclater au grand jour. HA a donc raison de dire qu’« appartenir à une majorité peut même favoriser le faux témoignage. » Je crois me souvenir que dans le Talmud se trouve une phrase qui ressemble à ceci : « Il ne peut avoir tort puisqu’il est seul contre tous les autres. » C’est le caractère despotique de la vérité qui condamne souvent celui qui la recherche à la solitude. Duns Scot disait : « Devenir une personne, c’est entrer dans la dernière des solitudes. » Ce que je viens d’écrire pourrait être une explication de cette belle formule énigmatique.
p. 311 : HA revient sur la situation plus catastrophique que celle du « diseur de vérité » (le prisonnier qui sort de la caverne de Platon contemple des vérités situées hors du monde sensible), celle du diseur de vérité de fait. Cela menace les « chances de survie de sa vérité ». La phrase suivante peut poser des difficultés de compréhension : « Le fait d’inspirer l’action humaine et de se manifester en elle peut être incapable de faire concurrence à l’évidence contraignante de la vérité, mais il peut rivaliser (…) avec la force de persuasion inhérente à l’opinion. » Je vais donc m’y arrêter. Une vérité de fait (surtout si ce fait est complexe comme la pandémie covid-19) ne peut avoir la même évidence qu’une vérité de raison comme « 2+2=4 », mais elle peut inspirer l’action humaine. Apprenant les exactions des USA au Vietnam (cf. l’autre article de HA au programme, Du mensonge en politique), la contestation contre cette guerre prit de l’ampleur. Mais curieusement, HA reprend l’exemple de la thèse socratique : « il vaut mieux subir le mal que faire le mal ». Ce n’est pas là une vérité de fait, ni tout à fait ce qu’on appelle une vérité de raison. Disons que c’est une injonction morale, qui suppose ce que Wittgenstein nomme des jugements de valeur absolus (si on rapport l’adjectif à jugement), pour les distinguer des jugements de valeur relatifs (il développe cela dans sa Conférence sur l’éthique de 1929) :les propositions que nous énonçons sur le monde seraient de deux types : relatives (« ceci m’étonne parce que cela n’arrive que très rarement »), ou absolues (« je m’étonne de l’existence du monde »). Il semble qu’HA veuille dire que cette « thèse philosophique » peut agir sur la vie politique bien qu’elle soit une proposition éthique dérivée de la philosophie. Suit une remarque que j’ai toujours trouvée issue d’un « optimisme logique » (ou d’un logicisme optimiste) : le voleur se contredirait parce qu’il veut garder le bien qu’il a volé. Autant dire qu’un assassin se contredirait parce qu’il veut conserver la vie alors qu’il tue. Primo, ces individus se moquent de la logique, secundo il n’y a pas de contradiction à vouloir mettre K.O. un adversaire sur un ring et ne pas vouloir être mis K.O.). Du fait de ces quelques réserves (plutôt que des objections), je ne comprends pas bien où veut en venir HA : qu’il y aurait des vérités ni de raison, ni de fait, qui peuvent avoir « des implications politiques » ?
Pourtant, juste après, elle reconnaît que cette thèse socratique (« il vaut mieux subir le mal que faire le mal ») est « facilement réfutée sur la place du marché » (où règnent les opinions). C’est, me semble-t-il, moins une affaire d’opinions que de vie active (HA a écrit une analyse des rapports entre vita activa et vita contemplativa dans La condition de l’homme moderne). Prenons l’exemple d’une guerre : comment faire admettre cette thèse socratique au pays qui est attaqué, qui n’a pas choisi son ennemi (« c’est l’ennemi qui vous choisit » dit avec justesse Julien Freund) ?
p. 312 : Consciente de l’extrême difficulté à faire accepter l’opinion de Socrate (je préfère appeler ainsi la thèse socratique, qui n’est ni une vérité de raison ni une vérité de fait), HA écrit : « pour l’homme, dont l’être est d’ être un*, il vaut mieux être brouillé avec le monde entier qu’être brouillé et en contradiction avec soi-même »
* HA se réfère ici à la figure du philosophe, et à un célèbre passage du Gorgias (482, c) de Platon, dont voici deux traductions (c’est moi qui souligne) :
1)- « mieux vaudrait pour moi avoir une lyre mal accordée et dissonante, diriger un chœur discordant et me trouver en opposition et en contradiction avec la plupart des hommes que d’être seul en désaccord avec moi-même et de me contredire. » (traduction d’Émile Chambry, 1864-1938)
2)- « il vaut mieux jouer faux sur une lyre mal accordée , mal diriger le choeur que je pourrais diriger, ne pas être d’accord avec la plupart des gens et dire le contraire de ce qu’ils disent — oui, tout cela plutôt que d’être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de contredire mes propres principes. » traduction Monique Canto (1987)
On peut avoir raison contre la majorité, voire contre tout le monde, ce qui est particulièrement vrai de ceux qui disent la vérité, qui par définition s’oppose à l’opinion. Le Talmud dit : « cet homme ne peut avoir tout à fait tort, puisqu’il a tout le monde contre lui. » (de mémoire). Mais attention de ne pas en profiter pour s’imaginer qu’on a toujours raison contre les autres ! Ce serait confondre un penchant psychologique ordinaire (on croit et on aime avoir raison) et « le plus difficile des services » (ainsi que Nietzsche nomme la quête de la vérité, qu’il n’a jamais rejeté comme l’avancent de mauvais interprètes de son oeuvre, tel Foucault : écouter à ce sujet une émission de France culture sur le livre de Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault).
Au sujet de la formule « dont l’être est d’ être un« , un penseur américain du 20e siècle, Allan Bloom, a écrit dans L’amour, l’amitié cette formule qui devrait être présente dans l’esprit de tous les parents : « Le but de l’éducation est l’unité de la personne. » Cette unité permet « un rapport constamment articulé avec soi-même », ajoute-t-il.
Pourquoi tous les hommes ne disposent-ils pas de cette unité de la personne ? Pourquoi vivent-ils dans de perpétuelles contradictions ? Comment peut-on en arriver à vouloir mourir ? s’interroge par exemple Spinoza qui traite le suicidant de fou. Pour un être humain véritablement pensant (l’humanité me paraît en pas encore assumé le fait d’avoir une pensée conceptuelle, celle qui vient du lobe frontal, partie la plus précieuse du néo-cortex), la formule « il vaut mieux subir le mal que faire le mal » est aussi évidente que « 2+2=4 ». Mais pour celui qui ne pense pas correctement ?
Bien sûr, il ne s’agit pas de contester que « tous les hommes pensent » (c’est ce que dit Spinoza, comme pour remplacer le cogito ergo sum de Descartes, par cogitamus, nous pensons), mais il faut rappeler aussitôt après la formule d’Héraclite, dans un fragment qui provient d’une citation de Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII 1332 : « Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » (je souligne)
On retrouve ici l’idée de vérité une et d’opinions multiples. Un fanatique pense, mais il pense à la fois trop et trop peu, excès et défaut propres à l’opinion qui manque d’exactitude et de précision, ce que recherche la pensée rationnelle. Pourquoi cette confusion et ces contradictions ? C’est parce que le cerveau est constitué de deux niveaux (je simplifie) :
1. le système limbique : en latin limbus, bord, frontière ; cerveau émotionnel commandant le comportement et les émotions, etc. qui se trouve entre la région « inférieure » où règne la vie végétative, l’entretien des fonctions vitales : digestion, respiration…, situé lui-même sous le néo-cortex, siège de la vie cognitive ; siège des affects (affectio en latin, « être affecté par quelque chose », en grec, pathos, qui donne passion : états de l’esprit que nul ne maîtrise ni ne peut détruire : désirer, aimer, haïr, se venger, être joyeux ou triste, en colère, en paix, rêver, imaginer, etc., qui sont la base de tout être humain ;
2. le système noétique : de noésis, activité de penser, plus précisément faculté d’atteindre la vérité de manière intuitive, comme chez Platon, plutôt que la réflexion ; la noèse est l’acte même de penser. Noétique est l’adjectif qui s’y rapporte. Les sciences cognitives étudient la noétique et utilisent ces recherches pour l’IA. (attention, la noétique peut aussi se dire de recherches paranormales et fort peu scientifiques). Quand un être pensant est en colère, il peut penser sa colère pour s’éviter un passage à l’acte comme frapper ou tuer.
Je résume et applique ce détour à mon propos initial : tout homme est doté d’affects qui se manifestent d’eux-mêmes. L’homme vraiment pensant, capable de se comprendre, de comprendre ce qu’il dit, ce qu’il fait, de comprendre les autres, la réalité, tout ce qui arrive, est celui dont le cerveau parvient à se diriger prioritairement avec le système noétique qui seul peut commander le système limbique. Un imbécile, un chauffard, un fanatique, un criminel, sont conduits par leur système limbique.
Ainsi, la vérité ne s’impose qu’aux hommes dotés de cette gouvernance noétique qui leur procure cette unité inestimable. Dès qu’un homme se laisse entraîner par le système limbique, il est voué à subir la propagande, à accepter les mensonges, voie à la fabriquer. Pardon pour ce petit détour du côté de la neurophysiologie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Neurophysiologie)
L’homme en tant qu’il est pensant jugera évidente cette proposition : « Mieux vaut souffrir le mal que faire le mal », tout comme il juge évident « 2+2=4 ». Sauf que ces deux propositions ne sont pas du même ordre. En tant que citoyen, l’homme jugera l’énoncé « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal » plus que discutable : imaginez l’armée française pensant ainsi en 1914 : comme on ne choisit pas son ennemi (c’est lui qui vous choisit), elle ne se serait pas défendue contre les allemands. Les rêveurs idéalistes disent : « Ce serait très bien, ça mettrait fin à la guerre, à la violence, à la méchanceté. » Certes, mais de quel homme parlent-ils ? L’homme réel ou l’homme rêvé ?
Les « conséquences désastreuses » de cette attitude collective sont évidentes : plus d’armée, plus de police, tous les crimes deviennent impunis. Le pacifisme intégral chrétien d’un Lanza del Vasto (refuser de se défendre quand on est attaqué, ce qui en théorie désarme l’assaillant, dit L.d.V.) conduit à ne pas défendre son enfant lorsqu’un criminel veut lui faire du mal, et prôner le désarmement dans son pays expose celui-ci à être envahi un jour ou l’autre par le pays voisin, etc.
p. 313 : Machiavel est le premier penseur de la Renaissance à oser séparer la politique de la morale et de la religion, estimant que si c’est nécessaire politiquement, le meurtre est recommandé. Le christianisme en particulier fut une sorte d’empêchement à faire de la politique. Pire, on a pu dire de lui qu’il a été une machine à produire de la culpabilité (il est impossible de « vivre en Christ », ce que les Chrétiens appellent « l’imitation du Christ » : d’où la formule amusante de Nietzsche : « il n’y a eu qu’un seul chrétien et il est mort sur la croix. » Même Aristote mettait en garde contre les philosophes en politique. Spinoza aussi est allé très loin dans cette direction, en particulier au début du Traité Politique.
HA oppose « vérité philosophique » et « politique » parce que cette vérité ne concerne que l’individu singulier, non la « population » qui est toujours plus ou moins aveuglée et emportée par le courant puissant de ses passions.
p. 314 : il y aurait des exceptions où la vérité philosophique s’accorde avec la politique. HA cite Jefferson, 3e président des États-Unis d’Amérique et directeur de la Déclaration d’indépendance des USA. Il pensait y intégrer des vérités « évidentes par elles-mêmes », comme des axiomes mathématiques, exprimant des « croyances » qui ne dépendraient pas de leur « volonté », mais suivraient « l’évidence proposée par leurs esprits ». Cela pose un délicat problème philosophique : comment une vérité peut-elle être en moi en ayant les trois caractéristiques suivantes ?
– être une croyance (donc pas un savoir)
– être une évidence (donc pas une opinion douteuse)
– être indépendante de ma volonté (donc pas liée à un désir)
Correspondraient à ces trois caractéristiques les propositions suivantes (ce sont des exemples que je choisis dans l’immense corpus des énoncés philosophiques de type « jugements de valeur absolus ») :
« mieux vaut souffrir le mal que faire le mal » (Socrate)
« Il faut préférer en toutes circonstances la vie humaine à celle d’un cheval » (énoncé affirmatif tiré de : « Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. » (Malebranche)
« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen» (l’impératif catégorique kantien).
Ce sont là des croyances indépendantes de ma volonté, mais sont-elles des évidences pour tout le monde ? Non, ce qui fait qu’elles souffrent d’une application universelle plus difficile que « 2+2=4 ». Elles ne paraissent pas évidentes pour tout le monde et elles entrent en conflit avec d’autres propositions comme : « mon bonheur passe avant mon devoir » (qui dépend de ma volonté, donc de mon désir).
HA l’admet en soulignant que Jefferson reconnaissait ces faiblesses : « nous tenons ces vérités pour évidentes. Les Grecs disaient, à propos de leurs lois (donc à propos de politique) : « il a semblé que… (verbe dokein, qui donne doxa, qui signifie opinion, qu’on retrouve dans doxographie, « étude et classification des opinions »).
HA parle d’une « vérité » politique – « les hommes sont (créés) égaux » – qu’elle juge importante pour le fait qu’il n’y a de liberté que pour des égaux. L’égalité des amis (selon Aristote), « l’association libre d’individus libres » de Stirner (20e siècle, individualisme possessif, inspirateur de courants anarchistes) produit le bonheur commun d’appartenir à une communauté d’égaux. HA a raison de dire que c’est préférable aux rapports de domination (où l’un a peur, et l’autre s’habitue à un certain sadisme).
p. 315 : Tout cela relève de l’opinion, reconnaît HA. Or, les opinions supposent un libre accord ou consentement. On retrouve donc ici la volonté. Car il faut faire preuve d’une pensée discursive et représentative pour consentir à l’opinion « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal », ce qui demande un effort de réflexion que tout le monde n’est pas disposé à faire ni n’est capable de faire.
Les commandements issus des religions ont réussi à faire accepter des « vérités » semblables, mais c’est en passant par des procédés non philosophiques (sans que soient convoqués les mêmes efforts de réflexion). Le public des religions antiques (jusqu’au 19e siècle en Europe) était analphabète (ce qui ne veut pas dire culturellement inférieur), n’avait pas été entraîné au raisonnement, à l’usage de la raison, ignorait les distinctions objectif/subjectif, ce qu’est une démonstration, une preuve, etc. Les religions ont donc eu un rôle important à jouer dans l’histoire de l’espèce. Il semble que la politique ait pris le relais de la religion suite à l’alphabétisation et au développement de la science et des techniques.
HA dit que cet énoncé socratique « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal » a eu des conséquences politiques indéniables. Cela contredit l’idée d’une impuissance des vérités philosophiques. C’est en jouant sa vie là-dessus que Socrate aurait eu cette influence. C’est par l’exemple que la philosophie peut persuader.
p. 316 : HA parle de l’imitation du Christ (j’en ai parlé par anticipation dans mon commentaire de la p. 313). Mais aujourd’hui, la philosophie a perdu (l’a-t-elle jamais eu ?) ce pouvoir de persuasion, surtout pour les vérités de fait : qui mourrait pour « prouver » qu’un fait est vrai (ou faux) ? D’autant qu’il y a fait et fait (le système copernicien est un fait d’une autre nature que la conduite des troupes américaines au Vietnam – je me réfère souvent à cet exemple puisqu’il est au coeur de l’autre texte d’HA). Si le premier fait relève de la science, le second relève de la politique. Galilée n’a pas joué sa vie sur un des faits auxquels il a consacré toute sa vie intellectuelle.
p. 317 : Un fait n’a pas la valeur d’un principe moral ou philosophique. HA termine la 3e partie sur cette idée : « les affirmations factuelles ne contiennent pas de principes à partir desquelles les hommes pourraient agir. » Le « diseur de vérité de fait » n’est pas dans la même position que le menteur qui ment au nom de principes et jugements de valeur absolus, aussi peu rationnels soient-ils. C’est ce qui fait sa faiblesse par rapport au menteur.
QUATRIÈME PARTIE
p. 317 : HA entre maintenant dans le vif du sujet. Elle dit que la vérité de fait a comme contraire la fausseté délibérée ou le mensonge (et non simplement l’erreur, la tradition, une croyance ou une ignorance). Un fait (quelque chose qui est réellement arrivé) doit être nié, maquillé, remplacé par un « fait » imaginaire (très en usage en politique, avec la manipulation et la propagande) pour que sa « vérité » (ceci a eu lieu) disparaisse. On peut aussi ne pas en parler (méthode efficace et souvent utilisée pr les médias et les régimes politiques : « Ce dont on parle pas n’existe pas », souvenir d’une phrase de Guy Debord).
Le contraire d’une vérité de raison est l’erreur : « 2+2=5 ». Elle est révélée par la contradiction, le défaut de démonstration (« les démonstrations sont les yeux de l’esprit » dit Spinoza, ce qui est très évident en géométrie, en algèbre…). On s’aperçoit que l’erreur menace moins la vérité de raison que le mensonge la vérité de fait. La première peut être corrigée aisément, mais la seconde le sera très difficilement (on l’a vu avec le révisionnisme concernant la destruction des juifs d’Europe au cours de la seconde guerre mondiale : on préféra interdire les ouvrages révisionnistes par la loi Gayssot plutôt que leur opposer des faits sur la place publique, car leurs thèses sont difficiles à réfuter aisément).
L’illusion n’a pas de contraire proprement dit, parce qu’elle est comme décalée par rapport à la réalité, une sorte de travestissement d’un être réel (être amoureux n’est ni vrai ni faux, n’est pas une erreur, car c’est une représentation tronquée, modifiée, liée au désir, contrairement à la vérité : p. 314). L’illusion est empirique (« le soleil tourne autour de la terre »), auquel cas elle est corrigible : on a compris et « vu » grâce à Copernic que la terre qui tourne autour du soleil, même si l’illusion empirique demeure. Mais il y a l’illusion transcendantale, un cas particulier étudié par Kant dans la Critique de la raison pure : la raison croit avoir le pouvoir de connaître par elle-même, sans l’entendement, sans les cinq sens, sans expérience empirique dans l’espace-temps. Cela se trouve dans la croyance religieuse : « Le monde doit avoir un commencement, donc il a été créé, donc Dieu existe » ; en idéologie politique : « il y a des races inférieures et supérieures, et ces dernières doivent dominer », ou « la lutte des classes doit conduire à une société sans classes ni État, l’histoire s’achèvera par l’édification d’une société communiste ». Ces illusions sont d’autant plus indéracinables et dangereuses qu’elles sont sans contraire et donc incorrigibles. En cela, elles ressemblent étrangement au réel qui n’est ni vrai ni faux. Tout énoncé vrai (ou faux) a son contraire, qui est faux (ou vrai).
HA reconnaît toutefois que l’erreur est possible à l’égard des vérités de fait (on rate son train parce qu’on croyait qu’il partait à 13h, mais en fait son départ avait lieu à 12h30). Elle limite donc son propos à la « fausseté délibérée » : les vérités de fait sont dissimulées, maquillées, dans le but de « changer le cours de l’histoire » (en agissant sur l’opinion des gens ?). Mais pour transformer un fait avéré en opinion sur celui-ci, il ne faut pas que ce soit n’importe quel fait : on parle ici de faits complexes, pas seulement la chute de la bombe sur Hiroshima (que nul ne conteste à moins d’être fou ou de mauvaise foi), mais de son interprétation : était-ce nécessaire ? pour quoi ? sauver des vies américaines parce que les USA subissaient de lourdes pertes en se battant contre les japonais ? ou intimider l’URSS, comme le suggère HA dans l’autre texte au programme, Du mensonge en politique) ?
p. 318 : cette transformation d’un fait en opinion « est fréquemment pratiquée par des groupes subversifs ». Parmi de nombreux exemples, je n’en prendrai qu’un seul : seraient des opinions, aussi bien celle qui nie la réalité du changement climatique, que celle qui consiste à être persuadé (ou convaincu, diront ses partisans) de son caractère effectif et observable. or, c’est cette confusion entre vérité et opinion qui est visée par cette transformation du fait en opinion : tout est mis sur le plan de la doxa, i.e. des opinions.
C’est la façon dont s’y prend le climatoscepticisme : il profite du fait que le changement climatique n’est pas un fait simple, mais un ensemble d’hypothèses convergentes dont il est justement toujours possible de douter (travail normal de l’esprit en bonne santé, capable de critique, de doute, de méfiance…). La thèse du changement climatique n’est pas un fait simple et par là même évident, comme le sont de vastes et nombreux incendies de forêt au Canada ou en Californie (incendies qu’on peut, ou pas, rattacher à la thèse du changement climatique – je ne prends pas parti, je fais de la philosophie, pas de la politique).
Dans l’esprit d’« un public immature », la confusion entre vérité et opinion trouve facilement à s’installer. Or, ce public-là est produit en masse par les réseaux sociaux, la baisse des exigences scolaires, du niveau des connaissances ainsi que, paraît-il (je prends des précautions, car cette affirmation, qui n’est pas un fait facilement observable, paraît fragile et contestable), la baisse du Q.I. (cf. le documentaire « Demain tous crétins ? », encore visible sur Youtube je crois, ou sur le site d’Arte, et la critique scientifique de ce même documentaire, qui se présente pourtant comme scientifiquement établi : https://www.youtube.com/watch?v=sZtexqFFz-w)
Suit une remarque qui me semble importante : « Alors que le menteur est un homme d’action, le diseur de vérité, qu’il dise la vérité rationnelle ou de fait, n’en est jamais un. » Ceci explique pourquoi le mensonge prospère bien mieux que la vérité. HA ne précise pas que pour la majorité de la population (une société ne ressemble pas à une société savante, remarque Vincent Descombes) l’investissement affectif, spirituel, quasi amoureux — pensons au Banquet de Platon — pour le vrai (idée que j’emprunte à Castoriadis, penseur et psychanalyste du 20e dont j’aurai l’occasion de reparler) est faible. cependant il ne peut être inexistant : Thomas Reid a montré qu’il est impossible de vivre, pour un individu comme pour une société, dans le mensonge et la méfiance généralisés : tout homme est doté de véracité, au sens où l’on dit ordinairement et spontanément ce qu’on pense être la vérité, et de crédulité, au sens positif où l’on croit ordinairement et spontanément ce qu’on nous dit. Mais le cerveau humain possédant plusieurs niveaux (pour rappel, voir mon commentaire de la p. 312 : systèmes limbique et noétique), on peut hiérarchiser les esprits selon leur goût pour la vérité : un paranoïaque, un fanatique n’auront pas le penchant pour la vérité d’un Newton ou d’un Spinoza.
p. 319 : « Le menteur (…) est acteur par nature. ». Comédien se dit en grec hupokritês). Mentir, c’est jouer une comédie devant celui qui nous écoute et nous croit sur parole, et se mentir, souligne Sartre dans le chapitre La mauvaise foi de L’être et le néant, c’est pratiquer la « comédie réalisante » (je suis ce que je crois être), ou « facticité du pour soi ».
HA : « Il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont — i.e. qu’il veut changer le monde ».
Ce que dit le menteur dépend de sa volonté (ou désir). Tout homme qui veut changer le monde (militant, fanatique, idéaliste…) risque de devenir un histrion (de histrio, acteur antique, puis cabotin, qui signifie « personne au comportement théâtral »). Notez que dire « ce qui est » est redoutablement difficile… Par exemple, qui peut répondre facilement à cette question d’histoire : qui représente la France pendant la seconde guerre mondiale : Vichy ou Londres ?
A l’opposé, narrer ce qui est revient à accepter les choses comme elles sont. Or, il n’y a rien de plus éloigné de l’attitude de l’homme ordinaire devant le réel que ce consentement quasi stoïcien à ce qui arrive : « Puisque l’homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m’arrive comme il me plaît. Mon ami, il n’y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées. La liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent » (Épictète).
HA va jusqu’à dire que la capacité de mentir confirme l’existence de la liberté humaine (ce qui me paraît contestable, et pas seulement du point de vue stoïcien que je viens de citer : on pourrait aussi bien dire que le meurtre et la folie sont des preuves de cette liberté humaine… c’est aux antipodes de ce que pense Spinoza, pour qui la liberté humaine consiste en une connaissance de la nécessité, qui est la réalité elle-même). HA précise cependant que cette liberté est mal utilisée dans le cas du mensonge.
L’opposé de l’attitude du menteur serait justement celle de Spinoza : « la simple narration des faits ne mène à aucune sorte d’action ; elle tend même à l’acceptation des choses telles qu’elles sont » dit HA. Si l’ancien ministre du travail Boulin et l’ancien premier ministre Bérégovoy ont été assassinés, comme certains le prétendent, la narration de ces faits (avec l’apport de preuves indiscutables) pourrait-elle changer quelque chose à la vie politique et à la société française ? On peut en douter, car la réalité qui, outre nos états de conscience (représentations, désir, etc.), incluant des millions d’autres faits que ceux-ci (les assassinats de deux personnages importants de l’État français), ces révélations n’auraient pas eu le pouvoir de bouleverser beaucoup. Encore une fois, le mensonge paraît plus agissant que la vérité.
Possible objection, suivie d’une contre-objection : si les attentats des gares de Milan et Bologne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Années_de_plomb_(Italie) ont été perpétrés, ni par l’extrême droite, ni par l’extrême gauche, mais par les services secrets italiens (c’est la thèse de G. sanguinetti (https://fr.wikipedia.org/wiki/Gianfranco_Sanguinetti), situationniste, alors on peut dire que sur le moment (1969 puis 1980), alors ils furent de parfaites manipulations de l’opinion (si elles ont bien eu lieu) et ont eu des résultats très efficaces, dont celui de mettre fin à la contestation radicale de la société capitaliste par une frange de la population italienne. Le tract Il reichstag brucia ? (le Reichstag brûle-t-il ?), en référence à ce qui eut lieu à Berlin en février 1933 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Incendie_du_Reichstag) dénonçait la provocation de l’attentat de la piazza Fontana. À part le groupe Ludd-Consigli Proletari (dans le tract Bombe Sangue Capitale), l’I.S. est seule à dénoncer sur le moment ce premier acte du terrorisme d’état qui deviendra une spécialité de l’Italie dans les années qui suivront. Mais ce tract ne fut suivi d’aucun effet politique sinon celui souhaité par le pouvoir italien (selon l’hypothèse que l’attentat de la piazza Fontana est d’origine étatique), son impuissance face au mensonge (supposé) de l’État donnerait raison à HA.
Le secret, roman noir de Francis Ryck (écrivain de polars), semble évoquer de pareilles manipulations de services secrets. Il repose sur l’hypothèse qu’un secret d’État – dont on ne saura rien – s’il était révélé, provoquerait d’immenses troubles dans la population (quelque chose qui pourrait ressembler à la prétendue pédophilie généralisée des élites démocrates aux USA, ce qu’on appelle le « pizzagate » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_conspirationniste_du_Pizzagate).
p. 320 : Ce n’est que face au mensonge organisé que la bonne foi peut parfois être efficace et entraîner des actions politiques. C’est ce qui se passa avec les révélations des Pentagone papers de 1971, en pleine guerre du Vietnam, dont parle HA dans l’autre texte au programme, Du mensonge en politique. L’opposition à la guerre du Vietnam prit des proportions telles que les USA se retirèrent du Vietnam en 1975. Il vient d’y avoir de nouveaux Pentagone papers, appelés Pentagone Leaks (parce que cette fois, il s’agit de fuites, non de révélations délibérées comme en 1971) il y a quelques mois. Ces fuites portent sur la guerre en Ukraine, où sont »révélées » (je prends des précautions, n’étant pas dans le secret des »psyOps« , en français et non abrégées « opérations psychologiques » qui permettent d’organiser la guerre psychologique contre un pays avec qui on est en guerre (https://fr.wikipedia.org/wiki/Opérations_psychologiques). Pour constater le brouillard qui enveloppe ces récentes révélations, deux points de vue différents :
et :
https://www.wsws.org/fr/articles/2023/04/14/whjq-a14.html
Tout cela confirme que plus agissant (moins contemplateur) et plus apte à séduire les foules (plutôt qu’à s’efforcer de les convaincre), le menteur est le plus souvent bien plus convaincant que le « diseur de vérité ».
HA dit que la manipulation de masse est récente. Ortega y Gasset a écrit La révolte des masses en 1929, une des premières études sur le phénomène de la standardisation de l’opinion (peu après la première « fabrique du consentement » par Bernays en 1917, la commission Creel qui parvint à convaincre les américains d’entrer dans la première guerre mondiale. L’image mise en tête de cet article provient de cette première grande manipulation moderne de l’opinion. Il est vrai que la manipulation a profité des progrès techniques qui ont rendu possible toute communication à une quantité de personnes de plus en plus importante à chaque fois (imprimerie, presse, radio, télévision, Internet et les réseaux sociaux) : pouvoir être entendu simultanément par des millions de personnes offre en effet une très grande puissance de manipulation.
p. 321 : HA évoque des « non-faits » : « La France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances, et « la barbarie du national-socialisme avait affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays » (HA cite un passage des Mémoires de K. Adenauer, premier chancelier d’Allemagne de l’ouest après 1945). C’est faire violence à la réalité que d’avancer de pareils propos, car la France a bien fait partie des pays vaincus (doublement même : par les Allemands en 1940, puis par les Alliés en 1944-1945). Ceci est bien sûr le point de vue des anglos-saxons, pas celui des Résistants et de de Gaulle.
p. 322 : cela équivaut à détruire la réalité dans laquelle nous vivons (ce qui n’est pas sans laisser de trace dans nos esprits et nos conduites, un peu comme lorsqu’on devient fou). Plus intéressant : ces tromperies sont telles qu’elle tromper les menteurs eux-mêmes, qui finissent par prendre leurs mensonges pour des vérités. HA évoquera ce phénomène curieux dans l’autre texte, Du mensonge en politique, dont je parlerai dans un autre article.
p. 323-324 : Cette auto-duperie permettrait de « créer un semblant de crédibilité ». Mais il n’y a là rien de nouveau. Si on adopte le point de vue de Gabriel Tarde (sociologue et psychologue français du 20e, qui fait de l’imitation le fondement de toute vie sociale, dans Les lois de l’imitation, paru en 1890), toute société est « somnambulique » et chaque individu l’est plus ou moins : on croit à ce qu’on fait, on adhère aux valeurs en usage, qu’on vive dans l’antiquité, au moyen âge ou aujourd’hui. Kant suggère dans Qu’est-ce que les Lumières ? que les hommes qui dirigent mentiraient au peuple : « L’officier dit : ne raisonnez pas mais faites les manoeuvres ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre : ne raisonnez pas mais croyez ! » En réalité, ne peut-on pas dire que l’officier, l’inspecteur du fisc et le prêtre suivent une croyance. On pourrait dire au contraire que les trois croient en ce qu’ils font (ainsi que ceux qui obéissent : La Boétie est peut-être allé plus loin que Kant avec son concept de « servitude volontaire »). Vincent Descombes analyse ce qu’on peut appeler le double mythe d’une société constituée d’agents autonomes ou d’automates. L’homme ne peut jamais être tout à fait autonome car il dépend des relations sociales qu’il noue, des intérêts qu’il a et que les autres ont, des idées dominantes, de ses passions qui naissent de ses désirs et de son imagination, etc. De l’autre côté, aucune société ne peut fabriquer des automates qui ne demanderaient jamais la raison profonde de leurs conduites : il existe toujours des initiatives personnelles, de la rationalité, du calcul, une certaine indépendance de la pensée individuelle (par exemple, des allemands « pur souche » ont caché des juifs pendant toute la durée de la seconde guerre mondiale, malgré la propagande et la terreur du pouvoir hitlérien, alors qu’ils n’y avaient aucun « intérêt », sinon moral, si cela existe…).
pp. 324-325 : Ce que je viens d’écrire est cependant dépassé par la crainte formulée par HA : « La possibilité de mensonge complet et définitif (…) est le danger qui naît de la manipulation moderne des faits.(…) de gigantesques organisations d’intérêts ont généralisé une sorte de mentalité de la raison d’État. » (je souligne)
Cela conduit à une situation curieuse : ce que HA appelle « image de propagande » se trouve menacée de l’intérieur du groupe des trompeurs et des trompés par certaines personnes qui persistent à voir les faits réels. Cela n’est pas sans rappeler ce que nous appelons aujourd’hui des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden, qui était employé comme informaticien à la CIA et qui révéla l’existence de programmes de surveillance américains et britanniques en 2013, même s’il n’est pas à proprement parler une personne qui fait revenir à la surface une réalité qui aurait été « effacée » par de la propagande).
De la sorte, le « simple » diseur de vérité devient plus subversif que le militant d’une idéologie ennemie ou l’idéaliste qui défend des principes moraux.
pp. 326-327 : HA aborde le thème des images dont le statut est bien différent des discours et des livres. Elles se succèdent à un rythme effréné (bien plus que dans les années 1960), et celles du jour sont immédiatement remplacées par celles du lendemain. Le livre de Boorstin, L’image, ou ce qu’il advint du rêve américain (1961), fut le premier livre traitant de ce qu’on appela plus tard hyperréalité et postmodernité (à moins d’excepter L’obsolescence de l’homme de Günther Anders (1956), qui fut marié à HA. Les situationniste Debord le cite dans La société du spectacle (1967). La réalité se trouve simulée par divers moyens (publicité, journaux télévisés, émissions de « télé-réalité »). C’est ce que Boorstin appelle des pseudo-événements. La réalité n’est même plus ni nommée ni combattue, elle est remplacée par une « autre réalité » Leur efficacité est d’ailleurs plus grande que la propagande et les fabriques douces de consentement comme la publicité, encore trop visible, tout comme la répression violente dans les pays autoritaires et totalitaires.
Ce qui vient d’être dit permet de nuancer ce qu’avance HA : « des gouvernements totalitaires et des dictatures de parti unique qui sont, bien sûr, de loin, les agents les plus efficaces pour protéger les idéologies et les images de l’impact de la réalité et de la vérité. » (je souligne). Je pense au contraire que les régimes dits totalitaires étaient de piètres manipulateurs de leurs peuples à côté des régimes dits démocratiques, qui sont plutôt des « oligarchies financières » (l’expression est de Castoriadis), idée reprise par Myriam Revault d’Allonnes dans son petit livre La faiblesse du vrai, que je conseille aux élèves de CPGE pour son approche générale de la question du « faire croire »), et qui trompent efficacement les peuples qu’ils gouvernent. Modifiant dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988) ce qu’il nomme encore dans La société du spectacle (1967) et en faisant une distinction, le spectaculaire diffus (démocraties) et le spectaculaire concentré (régimes staliniens), Debord, y développe le concept de spectaculaire intégré, qui rejoint les analyses de Boorstin : la « disparition » des faits ne se fait plus par répression ni propagande, mais par la surabondance des images, des discours, des opinions qui déferlent sur les réseaux sociaux, dans les médias officiels comme marginaux. Chacun peut alors éprouver le sentiment enivrant d’avoir une opinion qui vaut toutes les autres, et qui est peut-être meilleure que celle des autres, croyant naïvement avoir accès à des « secrets » (pseudo-secrets aussi répandus sur internet que n’importe quel commérage).
HA se corrige d’ailleurs elle-même dans la longue parenthèse qui parle d’un mémorandum trouvé à Smolensk et qui montre que les régimes autoritaires et totalitaires se perdent dans le dédale des falsifications qu’ils utilisent comme succédanés aux événements réels.
Le résultat final de l’avalanche de tromperies est que l’on ne croit plus aucune vérité possible. Le renoncement à distinguer le vrai du faux est le stade final de l’impuissance à penser. C’est pourquoi l’idée que nous serions entrés dans le monde de la post-vérité est fort inquiétante, et en même temps peut nous rassurer : car comme HA l’a déjà dit, nul individu, nulle société ne peuvent vivre longtemps dans un monde où les discours ne se réfèrent plus à aucune réalité.
pp. 327-328 : voici l’un des passages les plus importants de ce texte d’HA : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. » (il est d’ailleurs cité dans le long article, assez confus, consacré au concept de « Postvérité » de Wikipédia).
Les hommes ont besoin de vivre dans un monde stable, où les vérités ne sont pas malmenées par un flot de fausses nouvelles. J’ai déjà abordé ce problème avec le film de Tarkovski, Stalker. Castoriadis, dans un de ses livres (les possédant tous, plus d’une vingtaine sûrement, je n’ai ni le courage ni le temps d’aller chercher l’endroit exact où il se trouve), parle de la société soviétique où le libre discussion était devenu impossible même au sein de la famille. Comment peut-on vivre correctement dans un univers politique où il faut faire attention à ce qu’on dit à ses propres enfants, de peur qu’ils ne répètent les propos de leurs parents à l’école ?
p. 329 : si les vérités de fait concernent nécessairement le passé, » le futur est ouvert à l’action ». Or, le mensonge est parfaitement adapté à l’action et au futur, puisqu’il y a un élément de méconnaissance, d’ignorance et d’imprévisibilité qui frappe et le futur et l’action. Le menteur, s’il est le plus souvent tourné vers le passé, peut aussi être particulièrement à l’aise avec le futur. Qu’il s’agisse de prédiction, de prospective, de programme politique d’un candidat (qu’il y a-t-il de plus banal en politique qu’un candidat qui ment au sujet de ce qu’il fera une fois élu ?), les mensonges peuvent prospérer sur ce terrain favorable qu’est l’avenir. Les prophéties, les prédictions des idéologies, les espérances des utopistes, les variétés de millénarisme et de catastrophisme (dont les derniers en date, le complotisme et l’urgence climatique) peuvent bien contenir des vérités, mais c’est ce qui est inquiétant, et qu’a compris Pascal : il en va du menteur comme de l’imagination, il est d’autant plus trompeur qu’il ne trompe pas toujours. Cela s’ajoute au fait que nombre de menteurs en politique ou en religion sont de bonne foi, ce qui rend problématique l’appellation de menteur : chose évoquée par HA dans l’autre texte au programme, Du mensonge en politique.
HA conclut cette quatrième partie par une remarque sur l’attitude qui devrait être, selon elle, celle de la politique : « emprunter le chemin (…) qu’il y a entre le danger de les prendre comme résultat de quelque développement nécessaire (…) et le danger de les nier (…) en les manipulant. » Les faits sont têtus, comme il est dit communément et la pratique politique peut être tentée, soit de les accepter (la célèbre formule, There Is No Alternative, abrégée en TINA, tirée d’un propos de Margaret Tatcher, est une illustration de cette soumission aux faits, du moins à de prétendus faits), soit de les nier sitôt qu’ils vont à l’encontre ce ce qu’elle vise.
CINQUIÈME PARTIE
p. 330 : si la vérité peut être combattue, elle ne peut être remplacée, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente : rationnelle, de fait, religieuse. Sur cette dernière, on peut s’interroger sur ce que HA entend par là : si elle veut dire qu’on peut falsifier un texte religieux, cela nous reconduit à une vérité de fait. Mais si cela signifie que les propositions religieuses sont vraies (que Moïse a réellement entendu Dieu sur le mont Sinaï, que Jésus est ressuscité d’entre les morts, que Mohammed a écrit le Coran sous la dictée de Dieu), cela fait disparaître la distinction entre le savoir et la foi, entre la connaissance et la croyance.
p. 331 : suit un passage qui va nous faire en quelque sorte quitter la sphère politique : « Considérer la politique dans la perspective de la vérité (…) veut dire prendre pied hors du domaine politique. Cette position est la position du diseur de vérité ». S’il intervient dans la sphère politique, le diseur de vérité commet une forfaiture (la traduction française donne « forfaire » qui signifie manquer à ses devoirs, pécher), puisqu’il se mettrait à « parler le langage de la persuasion ou de la violence. » HA en vient logiquement à identifier ce diseur de vérité à différentes manières d’être seul parmi les hommes, telles l’attitude du philosophe, du savant, de l’artiste, de l’historien, du juge. Leur solitude découlerait de ce que HA nomme leurs « modes existentiels du dire-la-vérité ». On aurait affaire à des étrangers sans aucun engagement politique, sans adhésion à une quelconque cause. Bref, la rupture de ces attitudes (engagées seulement « pour la vérité ») avec la politique est complète. Avant même de lire la suite, on peut deviner que cette position a quelque chose de platonicien (pour qui la vérité est au-delà du monde sensible).
p. 332 : Platon survient avec cette phrase : « ce dont Platon n’avait jamais rêvé est devenu vrai ». HA parle des contre-pouvoirs qui servent la vérité, rien que la vérité. Elle cite l’université, mais de nos jours, le monde universitaire est contaminé à son tour par des discours négateurs du réel, des faits ; il suffit de penser à l’université Evergreen State College dans l’État de Washington, qui est un cas d’école (https://fr.wikipedia.org/wiki/Evergreen_State_College : assez curieusement, cet article est écrit dans un esprit assez critique envers Bret Weinstein, pourtant la principale victime des agissements des étudiants militants soi-disant antiracistes) et à d’autres universités où les professeurs sont violentés voire menacés de mort quand leur enseignement s’éloigne d’une doxa qui tend à s’imposer aux USA et qui commence à envahir l’Europe.
HA semble penser que ce contre-pouvoir émanant de personnes, de groupes, de structures défendant la vérité est utile au pouvoir politique lui-même. Cette thèse pour le moins optimiste me paraît être mieux défendue avec le second texte d’HA, Du mensonge en politique, qui s’appuie sur les Pentagon Papers de 1971. Mais les choses sont alors différents. Nous n’avons pas affaire à des contre-pouvoirs quasi officiels comme l’est l’université ou une justice (plus ou moins) indépendante : Daniel Ellsberg, qui révéla les documents secrets du Pentagone, Julian Assange qui fonda Wikileaks et auquel François Hollande, alors président de la République, refusa explicitement l’asile politique, Chelsea Manning qui révéla les crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak, Edward Snowden qui révéla les programmes de surveillance de masse américains et britanniques, et bien d’autres moins connus du grand public, sont des lanceurs d’alerte et leur liberté est menacée presque partout dans le monde, y compris dans les pays démocratiques.
p. 333 : HA passe en revue les différentes manières de parler de la réalité, qu’elle estime distincte et supérieure à la totalité des faits (comme on dit que la société est davantage que la somme des individus qui la composent). Je vais expliquer cette distinction en l’opposant à la première proposition du Tractatus logico-philocophicus de Wittgenstein (1921 pour sa première version) : « le monde est tout ce qui arrive ». Cette formulation est logique et anti-psychologique. Le monde dont parle cette proposition est celui que percevrait un être omniscient, et ne contiendrait aucun jugement de valeur (idée reprise dans la Conférence sur l’éthique, où Wittgenstein défend l’idée selon laquelle la description de la réalité ne contient aucun jugement de valeur. En revanche, la réalité dont parle HA est celle qui est le fruit d’une expérience vivante, avec des valeurs, des croyances, des idéaux, des préférences, etc. C’est pourquoi, selon elle, « qui dit ce qui est raconte toujours une histoire. » Ce qui nous oriente peu à peu vers l’idée que les hommes ne décrivent jamais la réalité brute, mais une réalité humaine vécue, résultante de points de vue subjectifs. Les sciences qui décrivent objectivement les faits naturels ne sont donc pas concernées par ces histoires, qui concernent l’histoire, la littérature (Paul Veyne a dit un jour une phrase qui a fait couler beaucoup d’encre : « L’histoire est un roman vrai »).
p. 334 : HA distingue les universités scientifiques des universités dédiées aux humanités, disant des premières que leur importance réside dans le domaine technique, mais n’est pas politique (cela a changé aujourd’hui puisque le simple fait de défendre l’évolutionnisme requiert du courage politique). Elle estime que les secondes ont une importance politique plus grande. Hélas, de nos jours, c’est dans ces mêmes universités qu’on trouve des discours qui politisent la couleur de peau, le sexe, ce qui n’est pas sans rappeler la sympathique, et défunte, revue Sexpol (qui parut de 1975 à 1980) et la sexologie, inspirées des travaux de Wilhelm Reich. Je ne juge pas ces engagements politiques, mais je m’inquiète de la propension de certains d’entre eux à tout politiser. Castoriadis, qui fonda avec Claude Lefort le mouvement Socialisme ou barbarie, d’obédience d’extrême gauche, qui était économiste, philosophe et psychanalyste, fait remarquer que l’idée qu’il y a du non-politique est une idée politique. Je pense qu’il a raison. Cela veut dire qu’il est important que la politique reconnaisse hors de sa sphère des activités et des pratiques qui ne sont pas politiques et que soient réservées dans la société des places au « non politique ». Une remarque de Jankékévitch éclaire cette idée : « si tout est rose, rien n’est rose. » Julien Freund considère qu’il est important pour la politique de préserver le couple public/privé, deuxième présupposé du politique (le premier étant « le commandement et l’obéissance » et le troisième « l’ami et l’ennemi »). Le privé est le domaine de ce qui n’est pas politique, même s’il peut évidemment susciter des actions politiques, comme le mariage). Comme l’explique Julien Freud dans L’essence du politique, la politique doit demeurer le maître seulement du public. Il est nécessaire (pour la conservation des libertés individuelles) que le privé puisse continuer d’exister indépendamment de lui : l’individu, ses pensées, ses préférences, la famille. La société civile a aussi pour vocation d’échapper à l’État, sinon la société tout entière devient l’otage d’un régime totalitaire. Sans la distinction du public et du privé, l’homme devient prisonnier du politique. Le privé possède un caractère de différenciation (séparation des pouvoirs, libéralisme, consciences) qui protège les libertés individuelles. Toute intrusion de la politique dans la sphère privée est une atteinte à la liberté. Jean-Michel Le Bot le souligne en citant Freund : « Un pouvoir qui supprime totalement le privé en s’introduisant partout devient totalitaire. « C’est même cela, selon Freund, qui définit le totalitarisme : ‘’il est un gigantesque effort pour effacer la distinction entre l’individuel et le public, par élimination de cette réalité intermédiaire entre le public et le personnel qu’est la société civile.’’ ». (Je souligne, pour que le lecteur comprenne pourquoi je critique les mouvements qui font glisser dans la sphère politique des pans entiers de la vie privée des individus, comme leur préférences sexuelles, religieuses, leurs opinions, voire leurs conduites, même quand elles ne contreviennent pas à la sécurité commune et aux lois en vigueur.
Ces remarques permettent de mieux comprendre les difficultés de ce que dit HA : « Toutes ces fonctions (HA parle de l’historien et de l’artiste) politiquement importantes sont accomplies de l’extérieur du domaine politique. Elles requièrent le non-engagement et l’impartialité, l’affranchissement de l’intérêt personnel dans la pensée et le jugement. » Il semble qu’il y ait ici un début de confusion des genres : on a affaire à des fonctions « politiquement importantes », mais qui sont à « l’extérieur du domaine politique ». Elles relèveraient du « non-engagement » et de « l’impartialité » (telles des sciences objectives), mais agiraient dans le domaine politique. Cela peut s’entendre pour des faits (comme les lanceurs d’alerte le font), mais sûrement pas pour des jugements de valeur. Les Grecs, de Homère à Thucydide en passant par Hérodote sont les premiers hommes à considérer les sociétés humaines d’un oeil froid et objectif. Cela n’a pas empêché pas Hérodote (par exemple) de montrer la supériorité intellectuelle des Grecs sur des indiens (provenant d’Inde) appelés Callaties : le passage se trouve au livre III de L’enquête, Règne de Cambyse, §38 ; c’est Castoriadis, fin lecteur, qui aide à comprendre la subtilité de ce passage.
HA avance l’idée (critiquée aujourd’hui, par des mouvements politiques qui rejettent l’héritage de l’Occident) que l’objectivité est une « passion curieuse, inconnue en dehors de la civilisation occidentale, pour l’intégrité intellectuelle à tout prix. Sans elle, aucune science ne serait jamais venue à l’existence. » Sachant HA influencée par Husserl, on devine l’influence de la conférence qu’il donna à Vienne en 1935, La crise de l’humanité européenne et la philosophie. L’étude objective du tout de la réalité, afin de produire « la science du tout du monde » (La crise.., p.37, Aubier, édition bilingue) naît en Grèce : « L’irruption de la philosophie (…) incluant toutes les sciences, est (…) le phénomène originel qui caractérise l’Europe du point de vue spirituel. » (p. 37).
pp. 335-336 : Nous arrivons à la conclusion de ce texte. HA reconnaît qu’elle a « omis de remarquer la grandeur et la dignité de ce qui se passe en elle » (la politique), comme si elle était totalement et définitivement brouillée avec la vérité. Cette impression viendrait de ceci : « la vérité de fait entre en conflit avec la politique seulement à ce niveau le plus bas des affaires humaines ». HA compare ce conflit « inférieur » au conflit « supérieur » qu’on trouve chez Platon entre la vérité et l’opinion (qui font à mon avis d’Aristote un penseur de la politique plus subtil et nuancé que Platon, plus « réaliste » pourrait-on dire). Dire que c’est le plus bas ne veut surtout pas dire qu’il est sans valeur. C’est seulement que la manipulation ou l’effacement de ce qui est réellement arrivé agissent comme si l’on privait l’existence humaine du sol (métaphoriquement parlant, précise HA dans la dernière phrase) sur lequel elle repose.
HA termine sa réflexion sur l’idée qu’il est possible de définir la vérité comme « ce que l’on ne peut pas changer ». À l’heure où divers mouvements idéologiques, parfois soutenus par la science, et dont les militants sont souvent tentés par l’usage de l’intimidation et la violence, et qui semblent viser une transformation radicale de l’idée même d’humanité (je pense à la constellation d’idées qui gravitent autour de ce qu’on appelle transhumanisme), il me semble que se rappeler qu’il existe un socle solide de faits qu’il est dangereux de nier, de maquiller ou de vouloir transformer ou remplacer par des pseudo-faits, ne peut être que salutaire pour la santé de l’esprit.
Ce socle est ce qui permet aux hommes « de nous insérer dans le monde par la parole et par l’action et ainsi, d’acquérir et de soutenir notre identité personnelle » (il se peut que j’écrive prochainement un article sur ce concept). L’être humain a un rapport existentiel avec la vérité, et pas seulement intellectuel (ce que souligne Husserl dans la conférence que j’ai citée), qu’elle soit de raison ou de fait. On ne peut altérer ces vérités sans altérer la vie même des hommes.
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