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ShiTao, Contemplant le vide depuis sa chaumière (copie réalisée par mes soins à la peinture à l’huile, accrochée dans le chambre d’un de nos enfants). On voit le sage dans sa chaumière au bord du précipice et, à gauche et un peu au-dessus, son « double » désincarné flottant dans le vide. C’est ainsi que je me représente cette seconde naissance.
J’écris « deux-fois-né » sans le pluriel parce que l’expression est une traduction du sanscrit DVIJA qui veut dire « deux-fois-né » dans l’absolu, en dehors de tout contexte. Il s’agirait donc d’un mot invariable.
Je soutiendrai dans ce premier article l’idée que la philosophie nous fait naître au monde d’une façon différente de la première naissance, qui est seulement biologique. Cette seconde naissance, si j’en crois mon expérience et celle d’amis ou d’élèves (j’ai longtemps enseigné la philosophie en terminale, et je continue de l’enseigner après ma retraite en classes préparatoires aux grandes écoles), a lieu le plus souvent entre 12 et 17 ans, plus rarement avant ou après.
Avant d’analyser spécifiquement cet accouchement par la philosophie (qui est ou spontané, du moins en apparence, ou qui se fait par l’intercession d’une autre personne, le plus souvent le professeur de philosophie de la classe terminale, à condition de savoir pratiquer la maïeutique, art de faire accoucher un esprit d’une connaissance qu’il porte en lui sans le savoir), je vais faire un détour par l’origine indienne de cette idée. Je laisse de côté la seconde naissance présente également dans le christianisme (« En vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. » (Évangile selon Jean, 3,3. Jésus répond à un pharisien appelé Nicodème) qui n’ajoute rien à l’idée indienne, sinon celle d’un Dieu unique.
J’écrirai de façon claire mais sinueuse, en prenant mon temps, en dilettante. J’écrirai sans effort excessif, laisserai les idées venir d’elles-mêmes me visiter, j’éviterai le pédantisme et les analyses de spécialiste (ce que je ne suis pas) puisque ce blog est principalement destiné aux non initiés, voire aux enfants (certains articles leur seront explicitement consacrées). Je l’entreprends parce que je crois qu’il n’y a pas assez de philosophie dans l’espace public, et que ce qui manque à la vieille Europe et à tout l’Occident, ce n’est pas une philosophie scolaire et universitaire souvent encline au dogmatisme et aux quelques certitudes (un de mes anciens élèves s’est même vu reprocher par ses professeurs et camarades de vouloir « seulement » philosopher et de ne pas vouloir agir !).
Les « deux-fois-né » de l’Hindouisme
Alain Daniélou, indianiste et musicologue du 20e siècle, parle de ce qu’on peut considérer comme l’un des points importants du système religieux de l’Inde, qui inclut celui des castes, les « deux-fois-nés ». Il cite le Mahâbhârata, vaste épopée de l’Inde antique :
« Ceux, parmi les deux-fois-nés, qui aimaient le plaisir, étaient violents, coléreux, courageux, peu enclins à l’accomplissement de leurs devoirs et qui avaient la peau rouge devinrent les guerriers, les Kshatriyas.
Ceux, parmi les « deux-fois-né », qui préféraient gagner leur vie par l’élevage et l’agriculture, qui avaient la peau de couleur jaune et étaient peu enclins à l’accomplissement de leurs devoirs devinrent les agriculteurs et les commerçants, les Vaishyas.
Ceux parmi les « deux-fois-né » qui aimaient tuer et mentir étaient âpres au gain, gagnaient leur vie par n’importe quel moyen, avaient la peau de couleur noire et n’observaient pas les règles de purification devinrent les artisans, les Shudras.
Séparés par leurs vocations, ces « deux-fois-né » formèrent les différentes castes. Mais les plus hautes vertus et l’initiation aux rites et aux sacrifices ne sont pas pour toujours interdites à ceux dont la naissance est la plus humble. » (Alain Daniélou, Les quatre sens de la vie, p. 33, Librairie académique Perrin, Paris, 1963, réédité depuis).
Le traité juridique intitulé Les lois de Manou (on écrit Manu, ce qui peut donner une impression de trivialité aux lecteurs français) a été rédigé entre 200 av. J.-C. et 200 ap. J.-C. en Inde. À plusieurs reprises, il aborde la question des « deux-fois-né » comme dans ce passage :
« Avec les rites propices ordonnés par le Véda (1) doivent être accomplis les sacrements qui purifient les corps des Dwidjas (2), celui de la conception et les autres, qui enlèvent toute impureté dans ce monde et dans l’autre. » Lois de Manou, Livre deuxième, 26, p. 25, Librairie Garnier Frères, 1939, d’après la traduction de A. Loiseleur- Deslongchamps (1833).
Les hommes-bébés
Je défendrai la thèse selon laquelle l’esprit philosophique, lorsqu’il apparaît en nous, nous fait naître une seconde fois au monde, ou plutôt à un autre monde, plus riche, plus nuancé aussi, plus mystérieux surtout, et qui suscite cet étonnement dont parlent Platon et Aristote.
Je l’illustrerai par un passage de la Conférence sur l’éthique, de Ludwig Wittgenstein, donnée en novembre 1929, parce que je sais d’expérience que ce passage trouve un écho en de nombreuses personnes. Je tiens cependant à préciser auprès des connaisseurs qui se seraient égarés dans cet article que je n’ignore pas que le propos de l’auteur n’a – presque – rien à voir avec le mien. L’idée défendue par Wittgenstein est que le langage est inapproprié pour décrire des expériences mettant en jeu des jugements de valeur absolue ; je ne développe pas car cela allongerait dangereusement ce premier article, bien qu’il y ait des rapports entre les deux analyses) : « Je crois que le meilleur moyen de la décrire, c’est de dire que lorsque je fais cette expérience [il parle d’une expérience de ce qui peut être considéré comme absolu], je m’étonne de l’existence du monde. Et je suis alors enclin à employer des phrases telles que « comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe », ou « comme il est extraordinaire que le monde existe ! (…) Si je dis : « je m’étonne de l’existence du monde », je fais un mauvais emploi du langage. » Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, Gallimard, 1971, traduction de Jacques Fauve. J’ai choisi cet exemple parce que lorsqu’il m’arrivait d’en parler dans mes cours, il y avait toujours des élèves, souvent les plus doués en philosophie, qui me disaient avoir « réalisé » cette expérience assez peu commune. On aurait tort de la considérer seulement du point de vue psychologique, voire psycho-pathologique du fait de sa proximité avec l’altération de la perception du réel, un des symptômes de la psychasthénie, mot inventé par le psychiatre Janet au début du 20e siècle, pour dénommer ce trouble (de psukhé, âme et asthéneia, faiblesse).
Permettez moi à présent de citer un extrait d’une lettre qui me fut adressée par Clément Rosset le 9 novembre 2000 : « Pour en revenir à votre lettre et à ses analyses, j’y souscris tout à fait. Il y a en particulier un point qui m’a intéressé, c’est le lien que vous établissez entre la perception dépressive, égarée, et la perception floue du bébé (qui évolue lui aussi dans un monde sans repères et sans buts à portée non immédiate, monde dans lequel replonge soudain l’adulte saisi par une émotion intense qu’il ne peut caser dans son ordre du monde ou dans l’organisation du désordre qu’il s’est construite). Retour au chaos original, pré-psychologique, philosophique ou psycho-pathologique. C’est probablement particulièrement vrai des personnes qui — comme moi et peut-être comme vous — ne sont pas véritablement sorties de la prime enfance et se trouvent plus désarmées que d’autres devant les épines de la réalité. En revanche, ces hommes-bébés sont plus aptes que les adultes confirmés pour l’étonnement devant les choses les plus banales et pour une certaine pénétration d’esprit. »
Cette théorie des « hommes-bébés » décrit fidèlement l’expérience d’être projeté brutalement dans la philosophie (je ne crois pas qu’on décide de soi-même d’y pénétrer), d’être poussé hors du chemin ordinaire.
Philosophie et enfance
Je vais développer en compagnie de Montaigne cette idée du rapport entre la philosophie et l’enfance, encore proche de la naissance : « On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d’un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masqué de ce faux visage, pasle et hideux ? Il n’est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son giste. » (les Essais, livre premier, chapitre XXVI, De l’institution des enfants [au sens de « faire tenir debout », du latin instituere], p. 172, Garnier, 1962) Cependant, Montaigne semble se contenter de regretter qu’on n’enseigne pas la philosophie aux enfants : « Puis que la philosophie est celle qui nous instruict à vivre, et que l’enfance y a sa leçon, comme les autres aages, pourquoy ne la luy communique l’on ? » (p. 175)
Plus près de nous, Schopenhauer ouvre son oeuvre maîtresse, Le monde comme volonté et comme représentation (1818) par ceci : « Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l’homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu’il est capable de l’amener à cet état, on peut dire que l’esprit philosophique est né en lui. » Schopenhauer fait comme si la capacité de philosopher venait de l’individu lui-même, ce dont je doute (voir plus bas la thèse de Monique Dixsaut). Dans un autre texte, il écrit que « dans l’enfance, nous sommes beaucoup plus portés vers la connaissance que vers la volonté. (…) nous nous occupons, toujours secrètement et sans intention distincte, à saisir dans les scènes et les événements isolés, l’essence même de la vie. » (Aphorismes sur la sagesse dans la vie, p. 156, PUF, 1989). Mais il reconnaît dans un autre texte que, « au lieu de développer chez l’enfant la faculté de discerner, juger et penser par lui-même, les éducateurs se s’appliquent simplement qu’à lui bourrer la tête d’idées étrangères toutes faites. » (Sur l’Éducation, publié en même temps que les Aphorismes). Les enfants, dans leur grande majorité, sont empêchés de cultiver cette tendance naturelle à philosopher, qui ne perdure que chez les enfants les plus résistants à l’enseignement scolaire normal, et aussi à l’éducation conventionnelle des parents qui, le plus souvent, se bornent à adapter les enfants au monde, reproche que leur fait Kant, mais pour une raison aux antipodes de celles de Schopenhauer, qui voyait plutôt une éducation orientée vers ce qui est éternel, tandis que Kant, fidèle aux Lumières, la voit tournée vers le progrès souhaitable : « que jamais l’éducation des enfants ne se fasse en fonction du seul état présent, mais aussi du possible meilleur état à venir de l’humanité, c’est-à-dire de l’Idée de l’humanité et de l’ensemble de sa destination. » (Propos de pédagogie, in Oeuvres philosophiques, La pléiade, volume 3, p. 1155).
L’individu ne choisit pas d’entrer en philosophie. Elle s’impose à lui, et c’est en ce sens qu’il s’agit d’une seconde naissance (aucun nouveau-né n’a délibérément voulu naître), et pour cela je vais m’appuyer sur une philosophe contemporaine, peu connue du grand public, Monique Dixsaut.
Elle a consacré sa thèse de philosophie à ce phénomène mystérieux d’un « autre état » (pour parler comme Robert Musil dans L’homme sans qualités) : « Il nous faut ici retourner nos modes habituels de penser : le philosophe n’est pas l’auteur de sa philosophie, il ne la constitue pas plus qu’il ne la trouve, il ne lui est ni présent ni absent, pas plus comme conscience que comme sujet, comme origine que comme volonté. C’est la philosophia qui hante le philosophe en en faisant cet amateur du comprendre et de l’apprendre, ce chasseur infatigable, ce taon attaché aux flancs de la cité ; le poussant à interroger et à répondre, à dépérir et à renaître, à enseigner sans convertir personne (…). Au sens platonicien, on ne fait pas de philosophie ; on est « sous l’effet de la philosophia comme sous celui d’une flamme », brûlé et consumé par elle. On n’en est pas plus l’auteur qu’on en est le produit. » La philosophia est distincte du philosophe, comme l’air l’est de nos poumons et les étoiles de nos yeux, bien que l’air et les étoiles soient des parties extensives de nos poumons et de nos yeux (comme le note Spinoza au sujet des parties internes et externes du corps). Le philosophe serait reconnaissable à cette philosophia qui s’empare de lui, « seul signe possible de son naturel philosophe » selon Monique Dixsaut (Le naturel philosophe, p. 14, Vrin, 1985).
Ce surgissement de la philosophia dans la vie d’un homme fait s’effondrer les représentations habituelles grâce auxquelles cet homme vivait tel un somnambule dans le monde ordinaire, familier, coutumier. Ce monde se dérobe sous ses pieds, et le fait accéder à ce qui ressemble à un autre monde, mais qui n’est pourtant que le même, mais perçu de façon plus fine, plus subtile. Ceci explique pourquoi l’enseignement philosophique, lorsqu’il est réalisé avec la ferveur qui convient, est tout sauf scolaire. Quelle nouvelle naissance propose la société occidentale à ses enfants ? Le baccalauréat ? Le permis de conduire ? Le premier joint ou la première cuite ? La première vidéo porno ? La première expérience sexuelle ? Tout cela est très pauvre, car rien n’est venu remplacer les initiations, les rites, les cérémonies qui se pratiquaient dans toutes les sociétés traditionnelles. A ce sujet, G. K. Chesterton, écrivain anglais du 20e siècle, disait que lorsqu’on ne croit plus en Dieu, on ne croit pas en autre chose, on croit en n’importe quoi (de mémoire).
NOTES :
(1) Le Veda signifie vision, connaissance. Ensemble de textes du védantisme et du brahmanisme (le plus ancien daterait du 15e siècle av. J.-C., le plus récent du 5e siècle av. J.-C.), les Vedanta (c’est un pluriel), sont souvent contradictoires entre eux, ce fait fait penser à l’histoire de la philosophie elle-même qui sera peut-être un jour considérée comme le sont aujourd’hui les Vedanta.
(2) « DVIJA (« deux-fois-né »). De la racine JAN-, naître. Ce terme désigne dans l’hindouisme les personnes mâles des trois premières classes ou varna, après qu’elles ont reçu l’initiation (upanayana). Celle-ci est, en effet, considérée comme une deuxième naissance, rituelle et symbolique, donnant accès à l’étude et récitation du Veda. (…) Un exemple éclairant est fourni par la nature. Les ovipares naissent en deux étapes. L’oiseau, par exemple, d’abord en tant qu’oeuf, puis comme poussin. » Les notions philosophiques, tome 2, p. 2834, PUF, 1990.
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