PRÉAMBULE
Pour donner le ton de cet article qui, trop long pour être publié d’un seul tenant, sera publié en quatre parties, je propose cette citation bien connue :
« — Il y a l’amour, Bardamu !
— Arthur, l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds. »(Céline , Voyage au bout de la nuit, p. 8, in Romans, vol. I, La pléiade,Gallimard, 1981 ; je souligne)
La drôlerie vient du choix de l’animal : la formule n’aurait pas été aussi amusante si Céline avait écrit « des chiens », « des vers de terre », « des paons » à la place des caniches. Il y a près de chez moi un caniche dont les mouvements saccadés font songer à un automate. Mon épouse l’a surnommé le « mécaniche ». Ce qui pourrait être une explication de la drôlerie de la formule.
Cette définition est aux antipodes du romantisme — y compris dans le style de la formulation. Le Voyage tout entier est à rebours du romantisme, comme la lettre qui boucle Le lys dans la vallée de Balzac, que je cite encore à la fin de la quatrième partie de l’article). Natalie de Manerville y règle ses comptes avec son amant Félix de Vandenesse (la lettre commence par « Félix trop aimé« ), amoureux transi (dont Natalie dit « vous êtes amusant comme la pluie ») de la comtesse Henriette de Mortsauf — une Mme de Tourvel égarée au 19e siècle, la dévote amoureuse du roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses — qui mourra d’apprendre la liaison de Félix avec Lady Dudley, une aristocrate anglaise. L’amour platonique de Félix et Henriette est raillé par Natalie, qui a été une maîtresse de Félix. Voici un florilège de cette lettre jubilatoire (on y trouve d’excellents conseils à donner à un jeune homme ou une jeune femme affligés d’amour-passion triste : « Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer : il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre des fantômes. (…) gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent à nu votre désenchantement, qui découragent l’amour et forcent une femme à douter d’elle-même. (…) Je puis faire, je vous l’avoue, une infinité de choses par charité, tout, excepté l’amour. (…) Si vous tenez à rester dans le monde, à jouir du commerce des femmes, cachez-leur avec soin tout ce que vous m’avez dit. » (Le lys dans la vallée, in La comédie humaine, volume VIII, La pléiade, Gallimard, 1937 ; je souligne)
Ma marraine (née en 1920, mais qui connaissait les règles du libertinage et de la vie) me donna un jour le même conseil : « Montre toi secret, en particulier avec ta bien-aimée du moment. » Baltasar Gracian ne dit pas autre chose, lui qui fut confesseur du vice-roi d’Aragon vers 1640 : « que personne ne vous pénètre : avec cette conduite un fonds médiocre paraît grand, et un grand fonds paraît comme infini. » Le héros, Éd. Champ Libre, 1980, p. 13), ou encore : « Le silence est le sanctuaire de la prudence.(…) Il faut donc imiter le procédé de Dieu, qui tient tous les hommes en suspens. » (L’homme de cour, Éd. Gérard Lebovici, 1990, chapitre III, « Ne se point ouvrir, ni déclarer« , p. 2 ; je souligne).
Cette lettre détruit en quelques pages les illusions qu’a pu se forger le lecteur séduit par le « mensonge romantique » du Lys dans la vallée (pour emprunter une formule de René Girard, qu’on retrouve dans ce qui est peut-être son meilleur livre : Mensonge romantique et vérité romanesque).
J’ai choisi le titre en m’inspirant du livre de Charles Maurras, Les amants de Venise, qui porte sur les amours d’Alfred de Musset et de George Sand, livre dont je reparlerai. J’y défendrai la thèse suivante : il ne faut jamais aimer l’amour-passion (il s’agira principalement de cet amour-là dans cet article), ce qui ne veut pas dire qu’il est « mal » (ou interdit) de ressentir l’amour-passion au moins une fois dans sa vie. Cette forme d’amour très narcissique ou masochiste (souvent les deux à la fois) est très instructive, et elle est donc bonne à connaître.
De toute façon, il semble difficile de parler d’amour, qu’il soit passionnel ou plus sobre, pour faire la critique de la première forme ou l’éloge de la seconde forme, sans avoir ressenti ces états. Saint Augustin lui-même a parlé en connaisseur de l’amour-passion. Maurras en dit ceci : « Le J’aimais à aimer des Confessions de saint Augustin témoigne de l’ivresse d’un jeune barbare, excitée par une civilisation qui déclinait à la manière de la nôtre. » (Les amants de Venise, Conclusion, L’amour romantique, p. 133). Dans sa jeunesse, on peut être continuellement amoureux si l’on juge que cet état mérite d’être entretenu. Il faut certainement beaucoup s’aimer soi-même pour nourrir avec un tel entêtement l’amour-passion en soi. Musil fait dire par un personnage d’une de ses pièces de théâtre : « Il ne s’intéresse, comme tous ceux qui aiment constamment quelqu’un, qu’à lui-même. » (Les exaltés, p. 112).
L’expérience de l’amour-passion est de forme variable. Il peut s’ensuivre une relation amoureuse, qui peut durer quelques jours (cela suffit pour allumer le feu de l’amour et l’éteindre), des mois, ou plusieurs années (ce qui est un peu long pour l’amour-passion). Parfois, l’amour-passion demeure à l’état de rêverie sans déboucher sur aucune action décisive (surtout quand on est timide). En ce qui me concerne, je n’ai jamais contracté de mariage pendant que j’étais plongé dans ce somnambulisme propre à l’état amoureux, et je déconseille vivement de le faire. Si on peut choisir, je crois qu’il est même préférable d’opter pour un mariage arrangé, qui aura plus de chance de tenir la distance.
Le mariage, qui est un contrat, et non un état d’âme, engendre dans le meilleur des cas cette « amitié maritale » dont parle Montaigne dans ses Essais, état qui a fort peu à voir avec la passion amoureuse, d’autant que généralement l’homme et la femme deviennent père et mère, transformations qui sont, pour le meilleur et pour le pire, fatales pour l’amour-passion. Voici ce que dit Spinoza du mariage, qui n’a connu ni l’état de mari ni celui de père : « En ce qui concerne le mariage, il est certain qu’il convient avec la Raison, si le désir de l’union des corps n’est pas engendré seulement par la beauté, mais par l’amour de procréer des enfants et de les élever sagement, et si, en outre, l’amour de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’homme et de la femme, a pour cause principale non la seule beauté, mais la liberté de l’âme. » (Éthique, Appendice de la partie IV, chapitre 20).
Car s’il y a une forme d’amour qui doit être séparée de, voire opposée à l’amour-passion, c’est bien celle qui naît entre époux et entre parents et enfants. Il est notable que l’amour qu’on trouve dans la famille subisse les assauts d’une forme dégénérée de romantisme. J’écrirai peut-être un jour un autre article sur ces amours guéries de la passion amoureuse.
Je termine ce trop long préambule par un avertissement : « Au siècle où nous sommes, dire la vérité et dire un extravagance, c’est à peu près la même chose. » (Baltasar Gracian, L’homme universel, Éditions Gérard Lebovici, p. 47), car ce que j’avance dans cet article paraîtra peut-être faux ou extravagant à nombre de lecteurs et lectrices.
Je reste fidèle à ma manière d’écrire sur ce blog, qui consiste à stimuler la réflexion de mes lecteurs. Cet article n’est pas spécifiquement philosophique, ce qui le destine davantage aux non spécialistes qu’aux « philosophes diplômés ». Je vagabonderai avec nonchalance parmi des philosophes et des écrivains et ferai même, une fois n’est pas coutume, une incursion dans le cinéma (dans la quatrième partie). Comme je l’ai déjà dit en parlant de la famille, je ne parlerai ici ni de l’amour qui se rencontre entre époux et entre parents et enfants, ni de l’amour de la patrie, et encore moins de l’amour de son chien, des collections de timbres ou des voitures, mais exclusivement de l’amour-passion.
Cet article n’est pas spécifiquement destiné aux CPGE, mais il peut leur être profitable puisque la notion « faire croire » est en étroite relation avec l’amour-passion, ainsi qu’avec Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, dont les personnages principaux se noient dans cette forme particulièrement obsessionnelle de l’amour.
1. INSTINCT SEXUEL ET AMOUR
De quoi parle-t-on quand on parle d’amour-passion ?
Il faut commencer par le commencement. Il y a amour quand un désir d’aimer rencontre (ou choisit ou suscite) un objet d’amour correspondant. Cette banalité nous conduit à faire un détour du côté d’autrui, avant d’atteindre les rivages enchantés et enchanteurs de l’amour. Qu’est-ce qu’il faut entendre par ce mot laid : autrui ?
En apparence, autrui est mon alter ego, i.e. un autre moi, mon prochain, pourquoi pas mon semblable. Autrui serait identique à moi. Personne ne dira d’un chien qu’il appartient à l’ensemble des « autrui », ni ne soutiendra avec sérieux que l’amour pour un cheval est égal à l’amour pour un homme.
Mais autrui est-il réellement identique à moi ? En tant qu’être humain, peut-être, mais on ne rencontre jamais un être humain. C’est après l’avoir rencontré sous la forme d’un individu particulier qu’il est loisible de se le représenter comme un être humain, porteur d’une universalité appelée humanité. Ce qu’on rencontre, c’est d’abord un homme, une femme, un chinois, un africain, un suédois, un riche ou un pauvre, un vieil homme ou une jeune femme. C’est de cette dernière qu’on peut tomber amoureux, plus rarement d’une vielle femme.
Autrui n’est pas pour moi un « moi », il ne l’est que pour lui-même comme je ne suis un « moi » que pour moi-même. L’expérience d’être « moi » n’est pas communicable à « toi « . Moi est « en moi », et toi est « devant moi », de même que pour ton moi je ne suis pas un autre moi, mais un « toi ». Autrui a, comme moi, sa singularité, chacun étant seul à être « moi ».
Un abîme sépare ton « moi » de mon « moi ». Et parce qu’il existe cet abîme, « nous avons toujours assez de courage pour supporter les maux d’autrui. » (Chamfort, 18e)
Nous occupons une grande partie de notre existence à combler cet abîme, puisqu’il faut bien se frotter aux autres. Voici la version sérieuse du début du mouvement vers la reconnaissance : « La conscience de soi est en soi et pour soi en ce que, et par le fait qu’elle est en soi et pour soi pour un autre ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant que quelque chose de reconnu ». (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Domination est servitude, Aubier, 1991, trad. Lefebvre,p. 150 ; je souligne). Puis la version allégée et drôle de cette dialectique hégélienne du rapport entre deux consciences : « C’est dans le rapport à autrui qu’on prend conscience de soi ; c’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable. » (Michel Houllebecq, Plateforme, p. 94 ; je souligne).
La « meilleure » façon, en tout cas la plus rapide et la plus « efficace » (je ne parle pas encore du prix à payer) de sauter par-dessus l’abîme qui sépare « moi » de « toi » est l’amour. je mets momentanément de côté la passion, car je considère ici l’amour sous sa forme générale, celui qui peut conduire, et il le fait souvent, à la fondation de la famille. Je parlerai de cela dans un article à venir, en m’inspirant de Christopher Lasch et d’Allan Bloom. L’amitié maritale dont parle Montaigne est justement cette forme d’amour qui échappe, grâce à l’établissement d’une famille, à l’amour-passion. Cet amour qui lie l’homme et la femme côtoie l’amour de la mère et du père pour leur progéniture
Moins exigeante que l’amitié maritale, qui se transcende dans l’amour des enfants, l’amitié des amis est toutefois plus exigeante que l’amour-passion. Elle seule échappe peut-être aux reproches qu’on adresse en général aux illusions de l’amour : « L’amitié parfaite se détruit elle-même. » (Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, 1963, p. 180) : on veut pour l’ami qu’il accède à la subjectivité autonome où il n’aura plus besoin de nous. Dans l’idéal, comme il ne pleurera plus, je n’aurai jamais à le consoler, comme il ne se trompera plus, je n’aurai jamais à le corriger. C’est là le rapport humain le plus parfait qui puisse exister, et aussi le plus aristocratique peut-être, puisqu’il ne peut exister d’amitié qu’entre deux êtres visant l’autonomie, la vérité, la liberté, le bien.
Montaigne, qui se méfiait de l’amour, dit de l’amitié : « En l’amitié, c’est une chaleur generale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et polissure, qui n’a rien d’aspre et de poignant. Qui plus est, en l’amour, ce n’est qu’un désir forcené après ce qui nous fuit. » (Essais, chapitre XXVIII, De l’amitié, p. 201, Classiques Garnier, 1962). Pour parler de l’amitié qu’il y eut entre lui et La Boétie, il s’est contenté du mystérieux « Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy. » (p. 204). Cet énoncé vaut, me semble-t-il, pour tous les rapports humains. C’est pourquoi j’ai été surpris de découvrir dans ma jeunesse un fait psychologique, qui n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le croire : pour une personne que je ne fréquente plus, je « suis » assurément détestable, et pour une autre personne, je « suis » de toute évidence aimable. Mais que suis-je donc en définitive, aimable ou détestable ? fréquentable ou à fuir ? L’éclaircissement de ce mystère nous viendra de Pascal.
Nous connaissons tous les formules un peu bêtes qui sont en usage dans l’amour-passion : « Nous sommes faits l’un pour l’autre », « Tu es l’homme (ou la femme) de ma vie », etc. Quelle est donc cette puissance irrépressible qui se joue de tous les obstacles et qui nous fait franchir allègrement le fossé entre moi et cet autrui particulier qu’on aime ? L’instinct sexuel. La réponse peut sembler brutale, mais la question se pose de savoir si l’on peut tomber amoureux sans ressentir la moindre attirance physique. J’ignore si c’est possible, mais pour ma part, je n’ai jamais fait cette expérience d’aimer sans désirer. La langue espagnole dit « Te quiero » (je te veux) pour dire « je t’aime ».
Schopenhauer est l’un des premiers philosophes à réduire l’amour à la pulsion sexuelle. C’est aussi le premier à se dire ouvertement athée — ceci explique sûrement cela. « Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. » (Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Métaphysique de l’amour, PUF, 1984, p. 1287 ; je souligne)
Ce n’est pas pour réduire l’importance de l’amour-passion qu’il le ramène à l’instinct sexuel, au contraire, c’est pour mieux rendre compte de sa puissance et de l’importance du rôle qu’il joue dans la vie humaine (les animaux, privés de réflexion, n’ont guère besoin du stimulant et appât de l’amour-passion) : « Avec l’amour de la vie, il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts. » (opus cité, p. 1288)
Malgré les souffrances que l’amour-passion inflige aux hommes, ils y reviennent sans cesse et à toutes les époques : l’amour-passion semble compter beaucoup dans l’existence, puisqu’on est parfois prêt à mourir et à tuer par amour-passion. Pourquoi lui accordons-nous autant d’importance ? C’est, toujours selon Schopenhauer, parce que l’amour nous fait accomplir la fonction principale, perpétuer l’espèce, sans en être conscient ni le vouloir (si l’on veut à tout prix distinguer la volonté du désir). L’homme est doté d’une conscience, et surtout d’une pensée qui lui permet, à l’occasion, de se dire que la vie de l’espèce ne mérite pas d’être poursuivie, ou que les tracas de l’amour ne méritent pas qu’on s’y arrête. Je connais un célibataire endurci qui m’a dit un jour ne pas vouloir affronter à deux des problèmes qu’il ne rencontrerait jamais seul.
Capable d’évaluer par la pensée les profits et les pertes de l’amour, l’homme pourrait décider de renoncer à la satisfaction érotique, l’Éros grec, l’instinct sexuel joint à l’état amoureux. L’espèce pourrait alors être menacée d’extinction. C’est une ruse de la nature qui sauve l’humanité, elle qui sait mieux que nous ce qui est bon pour l’espèce, même si c’est néfaste pour l’individu : « Le but dernier de toute intrigue d’amour, (…) c’est bel et bien la composition de la génération future. » (opus cité, p. 1288).
Plus l’individualité est riche de pensées, capable de réflexion objective, plus le sentiment amoureux est fort, car l’instinct aura alors à combattre une pensée plus consistante que celle de l’homme fruste : « Une passion est d’un degré d’autant plus élevé qu’elle est plus individualisée, c’est-à-dire que l’individu aimé, par sa constitution et ses qualités, est plus exclusivement propre à satisfaire les désirs de l’être aimant et les besoins que lui crée sa propre individualité. » (p. 1292 ; je souligne).
Ce que font les bêtes et ce que font les hommes est identique : ils perpétuent leur espèce. » l’attention de l’insecte à choisir telle fleur, tel fruit, tel fumier, telle viande (…) est très analogue au soin que l’homme apporte a choisir, pour la satisfaction du besoin sexuel, une femme déterminée dont la nature individuelle soit conforme à ses goûts, et vers laquelle il se porte avec tant d’ardeur que souvent, pour arriver à ses fins, oublieux de toute prudence, il sacrifie le bonheur de toute sa vie par un mariage insensé, par une intrigue qui lui coûte sa fortune, son honneur, sa vie, et plus d’une fois par un crime, tel que l’adultère ou le viol ; et tout cela pour servir au mieux les intérêts de l’espèce, pour se conformer à la volonté partout souveraine de la nature, voire même aux dépens de l’individu. » (opus cité, p. 1295). Cependant, Schopenhauer place la pitié au-dessus de toute autre forme d’amour et la considère comme le fondement inexplicable de la morale. Mais c’est au prix d’un renoncement à l’instinct sexuel, renoncement qui est réservé aux hommes dotés davantage de capacité de représentation que de volonté (la constitution du génie, selon Schopenhauer, est un mélange d’un tiers de vouloir, et deux tiers de représentation, et celle de la brute un mélange d’un tiers de représentation et de deux tiers de vouloir).
Nietzsche se montrera en désaccord avec son ancien maître. Pour lui, les unions sont trop laissées à la merci du hasard et des caprices des amoureux pour donner les résultats nécessaires à la progression de l’homme vers le surhomme. Par conséquent, Nietzsche sera favorable à un eugénisme intelligent (ce que nous faisons avec les végétaux et les animaux depuis des millénaires, afin de nous nourrir). C’est pourquoi il est sévère avec l’amour, y compris sous la forme chrétienne (agapé, la charité, et l’amour du prochain) : « L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. La force illusoire est à sa plus grande hauteur, de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie — on ne les voit plus du tout. » (L’Antéchrist, § 23 ; je souligne).
La réduction schopenhaurienne de l’amour à l’instinct sexuel se rencontre en littérature, quoique rarement — et bien entendu jamais dans la littérature romantique. Je choisis cette description d’une rencontre amoureuse, qui est parmi les plus sèches que je connaisse : « La chose qui m’intéressait moi, roi sans sujets, celle dont la disposition de ma carcasse n’était que le plus lointain et futile des reflets, c’était la supination* cérébrale, l’assoupissement de l’idée de moi et de l’idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu’on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse. Mais à vingt-cinq ans il bande encore, l’homme moderne, physiquement aussi, de temps en temps, c’est le lot de chacun, moi-même je n’y coupais pas, si on peut appeler cela bander. (…) L’amour vous rend mauvais, c’est un fait certain. Mais de quel amour s’agissait-il au juste ? De l’amour-passion ? Je ne le crois pas. Car c’est bien l’amour-passion le satyriaque (qui est agité de frénésie érotique comparable à celle d’un satyre), n’est-ce pas ? Ou est-ce que je confonds avec une autre variété ? Il y en a tellement, n’est-ce pas ? Toutes plus belles les unes que les autres, n’est-ce pas ? L’amour platonique, par exemple, en voilà un autre qui me revient à l’instant. C’est désintéressé. Peut-être que je l’aimais d’un amour platonique. J’ai du mal le croire. » Samuel Beckett, Premier amour, p. 21, 22 et 28, 1945, Éditions de minuit, 1987; je souligne le passage où moi et autrui sont congédiés comme obstacles à la connaissance)
* terme de physiologie que Beckett emploie ici au sens figuré (c’est la seule occurrence littéraire que je connaisse), et c’est surtout un emploi fidèle à l’étymologie : « supinare, ‘mettre sur le dos’ (…). Méd. (Vieilli). Position d’un malade couché sur le dos » (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, vol. 6, article « supinateur », p. 592, Société du nouveau Littré, Paul Robert, 1954).
Le texte de Beckett se termine ainsi : « Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ne se commande pas. » On devine que, l’âge aidant, et la chute de la virilité qui l’accompagne, le héros a abandonné son expériences amoureuse pour retourner se coucher.
Les références au moi et au non-moi indiquent que l’amour-passion entretient un certain rapport avec la surestimation du moi et, à l’occasion, de l’être aimé. Nous aurons à y revenir.
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